« La construction d’une image de la Grèce chez les écrivains … »
FRANÇAIS, BRITANNIQUES ET ANGLO-AMERICAINS (1939-1970).
Entre héritage et renouveau des imaginaires.
Corpus : Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, Lawrence Durrell, Bitter Lemons,
Jacques Lacarrière, L’Été grec, Henry Miller, The Colossus of Maroussi.
L’anthropologie s’intéresse à l’homme, tandis que la littérature s’intéresse d’abord
aux formes d’expression et d’écriture qui modèlent les différents types de discours.
Or ce dont la littérature parle c’est bien de l’homme, de l’homme en général comme
des hommes en particulier et des manières les plus diverses. On voit du coup qu’il
existe un domaine commun aux deux disciplines et que non seulement un nécessaire
dialogue peut mais encore doit exister, permettant l’enrichissement des analyses des
deux disciplines. […] Un certain nombre de récits de voyage en particulier a pu
favoriser les voisinages et les croisements entre littérature et anthropologie.
Pour être plus précise, nous ne considérons pas que les récits de voyages vont chercher
dans l’anthropologie un quelconque apport. En revanche, il nous semble qu’ils font partie
des genres littéraires qui peuvent user des méthodes ethnologiques et ethnographiques, et
que ces dernières peuvent avoir un véritable impact quant à l’image produite. En effet,
l’écrivain en voyage regarde le monde étranger, le décrit, en analyse certains modes de
fonctionnement, certains modes de vie, etc. : il produit une connaissance ethnographique,
c’est-à-dire au sujet d’un peuple. Nous précisons ici que nous nous intéressons à l’apport de l’ethnographie et de l’ethnologie, mais que nous n’élargissons pas nos questionnements à l’anthropologie. Si les deux premières écrivent et construisent un discours sur un peuple, la seconde s’intéresse à l’homme de manière générale. Or, l’hypothèse que nous posons n’est pas celle d’un apport d’une discipline proposant un regard sur l’homme mais bien sur un peuple, un ethnos. Enfin, le XXe siècle, et particulièrement les années 1950-1990, sont
marquées par un véritable essor de ces méthodes, ce qui nous paraît renforcer l’hypothèse
d’un lien entre ethnographie et récit de voyage au XXe siècle.
À partir des travaux de Sophie Basch et Maria-Eleni Kouzini, nous proposons donc
une relecture des images de la Grèce en intégrant à nos recherches le concept d’imaginaire et en lui accordant une place centrale dans le processus de formation d’une image, tout en questionnant un possible apport des méthodes ethnographiques dans ce processus. D’autre part, nous n’avons pas trouvé de traces d’études comparatistes traitant des représentations de la Grèce en fonction de pays et de cultures différentes. Or, il nous semble qu’une telle approche est nécessaire afin de véritablement saisir tous les facteurs et les enjeux qui se greffent autour de la représentation d’un espace. Nous avons donc opté pour une étude comparatiste des représentations de la Grèce, en nous intéressant aux cultures françaises et anglo-américaines du XXe siècle. Enfin, nous avons fondé notre réflexion à partir de la Alain Montandon « Introduction », Littérature et anthropologie, Alain Mantandon (dir.), Paris, Société française de littérature générale et comparée, coll. « Poétiques comparatistes », 2006, p. 8-9. théorie imagologique selon laquelle une représentation de l’autre est motivée par les connaissances de celui qui regarde (sa culture, son expérience personnelle, etc.) : l’on ne perçoit jamais l’autre objectivement, toute perception est motivée. S’interrogeant sur la question de l’imaginaire dans le champ de la littérature générale et comparée, Daniel–Henri Pageaux remarque cela :
Le comparatiste ne peut croire que les expériences de l’étranger, les discours sur
l’étranger que constituent, par exemple, les récits de voyage puissent trouver leur
origine et leur principe explicatif dans des données visuelles ou sensibles. Sans doute,
il parlera de “regard porté sur…”, de “perception”, de “saisie”, d’“optique”… Mais
il s’agit pour lui de réfléchir sur une volonté de représentation, sur des textes qui
donnent un sens au monde étranger “regardé”. Il y a, dans le cas d’un simple récit de
voyage comme pour celui de la création poétique la plus élaborée, l’institution
verbale et mentale d’un réel, volonté d’interprétation par et dans un texte une réalité
(étrangère), un lieu où justement regard et culture sont en constante et complexe
interaction.
Regarder l’autre, c’est donc mettre en place un processus dans lequel un imaginaire culturel va interférer (ou interagir) sur ce regard. Mais pour parler d’imaginaires culturels comme nous le faisons, cela nécessite de pouvoir les justifier historiquement. Nous serons donc amenée, afin de rendre compte des perceptions et des représentations de la Grèce, à lier littérature et histoire, évènements politiques et idéologies culturelles marquées par ces derniers. Nos recherches ont ainsi impliqué d’intégrer parfois à nos réflexions des analyses historiques pouvant expliquer ou justifier une image donnée par l’un ou plusieurs des auteurs.
Nous avons ainsi établi un corpus d’œuvres traitant de voyages en Grèce au XXe
siècle issues de différents champs culturels. Nos recherches étant soumises à un travail de mémoire, nous avons néanmoins limité ces différences culturelles en ne traitant que des cultures française, britannique et anglo-américaine. Nous avons ainsi fait le choix de deux ouvrages français : L’Été grec, écrit par Jacques Lacarrière en 1976, et Le Balcon de Spetsai, publié par Michel Déon pour la première fois en 1961.
Le premier auteur a effectué plusieurs voyages en Grèce et L’Été grec est le récit a
posteriori de certains d’entre eux. On peut y lire le récit de ses voyages au Mont Athos, dans Daniel-Henri Pageaux, « Littérature générale et comparée et imaginaire », 1616 : Anuario de la Sociedad Espanola de Literatura General y Comparada, IX, 1995, p. 83-84.
les îles grecques, en Grèce continentale ou encore en Crète. Il y raconte des rencontres, des scènes de vie quotidienne, s’appuyant parfois sur des textes historiques et proposant des approfondissements sur la langue grecque, la persistance des mythes ou encore l’histoire de la Grèce moderne. Jacques Lacarrière se revendique comme un amoureux passionné de la Grèce et est reconnu pour ses travaux sur ce pays. Il a par exemple écrit un Dictionnaire amoureux de la Grèce20 qui vient compléter, selon ses mots, L’Été grec, mais aussi Promenades dans la Grèce antique21 dans lequel il fait le récit de son voyage sur les traces de Pausanias en refaisant son itinéraire autour de la Grèce, En cheminant avec Hérodote,
Le Mont Athos, des ouvrages sur la Grèce et des travaux sur la Grèce moderne
(La Grèce de l’ombre est par exemple un ouvrage proposant des traductions et explications de rébétika) ou encore des traductions d’auteurs grecs contemporains (Le troisième anneau de Costas Taktsis, Grécité de Yannis Ritsos, etc.) et anciens. Il s’est également engagé contre la dictature des colonels, en sensibilisant par exemple la France à ce sujet.
Michel Déon lui, académicien, a vécu en Grèce sur l’île de Spetsai entre 1959 et
1988 (partageant néanmoins son temps entre l’Irlande et la Grèce). Le Balcon de Spetsai
constitue le journal de bord de cinq mois passés sur l’île (de Janvier à Mai 1960), dans
lequel l’auteur raconte sa vie quotidienne et ses voyages sur le continent. Ce texte sera
complété en 1993 par Le Rendez-vous de Patmos et Spetsai revisité (autres récits de ses voyages et de sa vie en Grèce), réédités en un seul ouvrage, Pages grecques.
Parmi les auteurs britanniques ayant voyagé en Grèce, Lawrence Durrell nous a
semblé le plus intéressant afin d’aborder la représentation de la Grèce à travers les enjeux
historiques et les imaginaires culturels. Véritable philhellène ayant trouvé à Corfou un
paradis, il a par la suite effectué de nombreux séjours en Grèce, notamment à Rhodes et à
Chypres. C’est sans emploi qu’il se rend d’abord là-bas, espérant devenir enseignant, puis
occupant un poste dans l’administration coloniale. Il se retrouve alors au milieu des
revendications pour l’indépendance de l’île, pris entre son admiration pour le peuple grec et un attachement patriotique à la couronne britannique. De cette période à Chypre (1953-
1956), il publiera Bitter Lemons28 en 1957, relatant son séjour et les évènements politiques qui ont eu lieu. Il a lui aussi publié plusieurs ouvrages sur la Grèce, comme Prospero’s Cell, Reflections on a Marine Venus ou The Greek Islands.
Enfin, nous avons pris la décision d’élargir les points de vue européens présents
dans ces trois ouvrages à la culture américaine qui est rarement associée aux cultures
grecques et méditerranéennes, avec lesquelles elle a tissé et tisse encore pourtant de
nombreux liens. C’est l’ouvrage d’Henry Miller The Colossus of Maroussi (1940) que nous avons choisi afin de l’illustrer, relatant son voyage effectué en Grèce en 1939, seul ouvrage que l’auteur a publié sur ce pays. Nous avons souhaité l’intégrer à notre corpus car il nous permet d’élargir nos recherches sur plusieurs points. En plus d’ouvrir la Grèce à la culture américaine, Henry Miller dit ne rien connaître du tout à l’histoire de ce pays – et il est probable qu’il n’ait en effet pas la même connaissance que les autres auteurs. Il porte donc un autre regard sur la Grèce, supposément, étant donné les réflexions que nous avons menées plus haut, moins marqué par un imaginaire culturel. Enfin, il propose une écriture plus poétique, fantasmagorique, tournée vers une imagination plus « fictionnelle » que reproductrice, nous permettant d’établir une véritable comparaison dans la manière d’aborder et de traiter la Grèce.
Ce corpus s’inscrit dans un contexte historique particulier quant à la Grèce, et nous
permet d’en couvrir une longue période. En effet, au début du XXe siècle avec la première
guerre balkanique et surtout à partir de l’après Second Guerre mondiale, la Grèce entre
dans un jeu de forces et d’alliances avec les pays occidentaux et s’en rapproche de plus en plus. Le voyage en Grèce fructifie, et les représentations qui en découlent évoluent.
Couvrant la période de 1939 aux années 1970, notre corpus nous permet donc de saisir les enjeux liés aux évènements historiques de cette période. La fin de la dictature des colonels (qui a duré de 1967 à 1974) marque le début d’une certaine stabilisation du pays et les premiers pas vers une intégration à l’Union européenne. De plus, il s’arrête à un moment où une nouvelle approche de la Grèce apparaît, laquelle prend à partir des années 1980- 1990 de plus en plus d’ampleur : le tourisme de masse. Nous l’avons également fondé sur un point qui nous paraît essentiel : une véritable intertextualité se dégage des quatre œuvres et ainsi, malgré les différences culturelles que nous avons évoquées comme intérêt premier, il nous permet de saisir les points de rapprochement des auteurs au sujet de la Grèce.
Lawrence Durrell et Henry Miller sont amis, et ce dernier voyage en Grèce sur l’invitation
pressante du premier – Lawrence Durrell est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises dans The Colossus of Maroussi. Il est également ami avec Jacques Lacarrière, et si la relation entre les deux hommes n’est mentionnée dans aucun de leurs deux ouvrages de notre corpus (ils se sont rencontrés plus tard), Jacques Lacarrière évoque Henry Miller et The Colossus of Maroussi, tout comme Michel Déon et Le Rendez-vous de Patmos.
différentes d’aborder la Grèce et d’en rendre compte, lesquelles révèlent néanmoins des
points communs qui nous sont alors apparus comme des invariants à toute représentation
d’un espace.
Quels sont la place et le rôle de l’imaginaire dans l’élaboration d’une image d’un espace ? La construction d’une image de la Grèce dépend-t-elle d’un certain nombre de facteurs ? Peut-on considérer que des imaginaires préalables influencent le regard ?
Comment, une fois le voyage accompli, rendre compte de la réalité de la Grèce ? La
formation d’une nouvelle image de la Grèce semble dépendre d’un contexte culturel et
personnel et de la manière dont sa réalité est abordée. Nous avons fait l’hypothèse qu’une
représentation de la Grèce se construit en trois temps : le temps de l’imaginaire avant le
voyage, le temps de l’expérimentation de la réalité et enfin le temps de la formulation d’une
nouvelle image.
Dans une première partie, nous questionnerons donc, à partir de notre analyse des
œuvres du corpus, l’hypothèse selon laquelle toute représentation ne peut être objective et
demeure issue d’éléments préalables et prépondérants. Si Jacques Lacarrière et
Michel Déon mentionnent aussi souvent l’Antiquité alors que Lawrence Durrell et
Henry Miller voient en la Grèce le lieu de luttes politiques et d’excès dionysiaques (d’ivresse notamment), c’est qu’il y a un conditionnement qui pousse le regard à s’attarder sur tel aspect plutôt que sur tel autre. Ce conditionnement, c’est ce que nous qualifions
d’imaginaires : des représentations culturelles ou personnelles qui viennent d’images figées, de stéréotypes, mais parfois aussi d’un inconscient beaucoup plus profond, qui ne
s’appréhende qu’à l’aulne d’analyses de la psychanalyse. Ce sont les « archétypes » que
Gaston Bachelard étudie dans leur dimension matérielle : chaque image, chaque
représentation est motivée par une symbolique des quatre éléments que sont l’eau, la terre, l’air et le feu. Les différentes représentations de la Grèce dont rendent compte les auteurs du corpus seraient donc dans un premier temps issues de perceptions, elles-mêmes issues d’un substrat préalable, composé de différents imaginaires : un imaginaire français dans lequel l’Antiquité est prédominante, un imaginaire anglo–saxon héritier direct d’une tradition romantique et du philhellénisme britannique, un imaginaire plus récent faisant de la Grèce un espace touristique. À ces imaginaires historiques et culturels viennent se superposer d’autres imaginaires issus de stéréotypes et représentations figées, puis celui des quatre éléments.
Ces imaginaires sont toutefois parfois loin de la réalité de la Grèce à laquelle vont se
confronter les auteurs lors de leurs voyages, dont il leur faudra alors rendre compte. Les
ouvrages du corpus mettent en avant pour cela deux méthodes différentes. La première,
qui s’appuie sur une démarche ethnographique, cherche à prouver une réalité, à valider
l’image construite comme étant une image fidèle à la réalité. Elle permet ainsi aux auteurs
de valider ou invalider ces images formées par les imaginaires préalables, et de poser l’image ainsi donnée comme étant l’image véridique de la Grèce. La seconde, basée sur la sensation et les sens, favorise le développement de l’imagination des auteurs et du lecteur, et rend compte avant tout d’une expérience personnelle, intime. Toutefois, nos recherches
questionnant la place de l’imaginaire dans la formation d’une image de la Grèce, nous nous sommes aperçue du fait que dans l’une et l’autre de ces deux méthodes, l’imaginaire joue un rôle medium : c’est par l’imaginaire que le lecteur va se former une image de la Grèce, qu’elle convoque son imagination pour reproduire ce qui lui est donné, pour reformer une image dans son esprit (à partir de l’approche ethnographique), ou pour imaginer, créer une image (à partir de l’approche sensorielle).
À la mise par écrit d’une perception se substitue la troisième étape de la formation
d’une image : la confrontation entre imaginaire préalable et réalité, et la création d’une
nouvelle image qui en résulte. Si les auteurs partent en Grèce avec pour fondement de leur perception l’image d’un pays glorieux dans son Antiquité, la confrontation à la réalité
grecque leur permet de prendre conscience du fait que cette Antiquité n’est pas le seul
élément constitutif de la Grèce. Cette première image est accompagnée d’un renouveau
dans le récit de voyage, qui au XXe siècle devient de plus en plus un itinéraire intime. Mais chez les auteurs du corpus, cet itinéraire intime est intrinsèquement lié à la Grèce, et plus que d’une réflexion sur le récit de voyage, c’est à la formation d’une nouvelle image de la Grèce comme celle d’une terre maternelle et protectrice permettant introspection et
redécouverte de soi qu’ils appellent. Ce renouveau dans la formation d’une image de la
Grèce issue d’une nouvelle approche de la réalité du pays n’efface pas pour autant tous les imaginaires préalables, et le stéréotype d’une terre d’enjeux politiques demeure présent dans l’image formée par les quatre auteurs. Pour autant, là encore la prédominance d’un substrat culturel se fait sentir. Chaque auteur projette en effet sur la terre grecque des enjeux politiques liés à son pays ou à sa culture d’origine. La Grèce devient donc tour à tour un lieu où s’exprime l’anti occidentalisme, celui de l’enjeu d’une histoire européenne ou une simple terre de loisirs.
http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-1-page