Elly Sougioultzoglou-Seraidari s’est éteint le 17 aout 1998, il y a exactement 25 ans.
Avez-vous déjà entendu parler de la photographe du XXe siècle Elly Sougioultzoglou-Seraidari ? Vous la connaissez probablement sous le nom de Nelly. Cette célèbre photographe du XXe siècle originaire d’Asie mineure a vécu et travaillé en Allemagne, à Athènes et aux États-Unis. Le Musée Benaki présente la toute première rétrospective complète de son œuvre. L’exposition en cours comprend au total plus de 500 photographies. Nelly a beaucoup travaillé sur les portraits, mais est devenue célèbre pour ses photos de danseuses posant presque nues à l’Acropole. Elle a notamment photographié les danseuses Nikolska et Mona Paeva, légèrement vêtues de péplums et a ainsi laissé son empreinte comme l’une des principales références de la photographie néoclassique. Ces œuvres ont suscité la controverse dans les années 1920, mais cela n’a jamais dissuadé Nelly de perfectionner son art et de continuer à s’exprimer de diverses manières tout au long de sa carrière. Son œuvre a par conséquent fortement influencé la photographie d’après-guerre.
Les œuvres de Nelly exposées au Musée Benaki couvrent trois périodes : ses années passées à étudier la photographie à Dresde après avoir quitté son pays d’Asie mineure, la période entre 1924 et 1939 qu’elle a passée à Athènes en tant que photographe professionnelle, et la troisième période, presque inconnue, de sa carrière aux États-Unis jusqu’en 1966, date à laquelle elle décide de se retirer de la photographie.
Nelly, la « Leni Riefenstahl » grecque ?
J’avoue n’avoir découvert la photographe grecque Nelly (Elli Sougioultzoglou-Seraidari, 1899-1998; ou Nelly’s) qu’au détour de cette « Histoire Mondiale », qui dénonçait son travail de propagandiste, tout en oubliant de mentionner celui de Liselotte Grschebina (tout comme ce site au positionnement similaire a aussi opportunément oublié de signaler le travail de propagande de Batia Lishansky), et donc j’ai acheté aux enchères pour trois fois rien un des rares livres sur elle, par Matthias Harder, publié par Prestel en 2001 (bilingue anglais allemand, 104 pages, 60 planches en couleur très bien reproduites, et 25 plus petites illustrations en noir et blanc).
Esthétiquement, Nelly, formée à Dresde au début des années 1920 par Hugo Erfurth, bien loin du Bauhaus pourtant voisin, appartint longtemps à l’école pictorialiste tardive. Peut-être parce qu’elle avait d’abord voulu être peintre, elle utilisa souvent la technique du bromoil, qui donne à ses tirages un aspect doux, presque velouté et très pictural. Mais, vivant à New York à partir de 1939 (et jusqu’en 1966), elle y produisit par contre quelques vues très modernistes des gratte-ciels, qui évoquent les photographies de Berenice Abbott, qu’elle dit n’avoir pas connues. Elle fit aussi beaucoup de portraits sur commande, très classiques.
Son moment de « gloire » fut sa série de photographies de la danseuse française Mona Païva nue sur l’Acropole; elle avait déjà photographiée à Dresde les danseuses peu vêtues de l’école de Mary Wigman (où, déjà, Leni Riefenstahl était, au même moment, une des élèves), laquelle Wigman fut, elle aussi, proche des nazis; certaines de ces photographies furent faites en plein air, dans les paysages rocailleux de la Suisse Saxonne. De retour à Athènes, elle photographia donc Mona Païva nue sur l’Acropole, à la grecque : rien de scandaleux en soi dans ce nu, statuesque et spirituel, une coexistence harmonieuse entre le corps et la pierre. Mais ces images se retrouvèrent dans la revue française L’Illustration, et à Athènes, ce fut un scandale : Nelly avait profané le Parthénon et insulté la culture grecque. Elle s’en défendit et cela conditionna peut-être ses prises de position nationalistes ultérieures. Et elle récidiva un peu plus tard avec la danseuse russo-tchèque Elizabeta Nikolská, nue aux Propylées (couverture du livre), image qui fera la couverture de la revue Voilà (avec le titre « La Folie de l’Acropole »). Plus qu’avec Mona Païva, on peut admirer là le contraste entre la fluidité du corps et du voile sinueux, et la rigidité verticale des massives colonnes du temple. Nelly photographia aussi, dans les mêmes environnements, des nus masculins, virils, sportifs, pour lesquels la filiation esthétique avec les statues antiques était évidente. On retrouve chez elle les mêmes codes esthétiques que ceux de photographies de sportifs dans des régimes idéologiques d’alors.
C’est là un élément clef de la position esthétique, culturelle et politique de Nelly : la parenté étroite entre les Grecs contemporains et l’Antiquité, l’unité ethnique et culturelle de la « race grecque ». Or cette continuité raciale et culturelle est la base même de l’idéologie fascisante du dictateur Ioánnis Metaxás entre 1936 et 1941. Nelly fut alors la photographe officielle du Ministère de la Presse et du Tourisme (dirigé par Nikoloudis, « le Goebbels grec »), contribuant à construire une image idéale, idyllique, folklorique et stéréotypée du pays pour les regards occidentaux. Le livre de Matthias Harder fait totalement l’impasse sur ce sujet, ce qui est assez malhonnête.
Nelly = Leni Riefenstahl ? Tout d’abord, il faut bien dire que les deux dictatures ne sont pas comparables. Mais, chacune à son échelle, ces deux arttistes prônèrent, par la photographie, des idéologies racialistes. Nelly fut envoyée aux Jeux de Berlin en 1936; ses photos, offertes en album à Goebbels et à Hitler, sont perdues. Sauf une : révélatrice. Elle y sympathisa avec Leni Riefenstahl et l’invita en Grèce où elle l’aida à tourner les séquences locales de son film Les Dieux du Stade. Cette photographie au Festival de Delphes, dont elle était la photographe officielle, est éloquente : elle évoque les grandes cérémonies fascistes, que ce soit Nüremberg ou l’EON.
En 1939, Nelly fut envoyée par le gouvernement de Metaxás à New York pour y décorer le pavillon grec à l’Exposition Universelle. Elle y réalisa quatre grands collages photographiques célébrant la vision metaxiste : héritage de la Grèce ancienne, spiritualité chrétienne, paysages pittoresques, et continuité raciale des Grecs depuis l’Antiquité. Quand la guerre éclata, elle décida de rester à New York. Son travail photographique devint alors bien moins intéressant, excepté les gratte-ciels; elle fit de nombreux portraits mondains sur commande, et des photographies de rue assez banales. De retour en Grèce en 1966, elle eut la décence de ne pas devenir la photographe officielle des colonels qui prirent le pouvoir l’année suivante, et cessa de photographier. En 1985, elle donna ses archives au Musée Benaki, avant de mourir, quasi centenaire. Vous pouvez regarder cette vidéo d’une conférence en anglais du Musée à partir de la 7ème minute (nombreuses images). Sauf erreur, son travail n’a jamais été montré en France.
On remarque que derrière l »apparence solide,on devine une mélancolie, une tristesse : venant d’une famille grecque chassée par les Turcs d’Asie Mineure en 1922, recherchant un réconfort à cet exil en idéalisant sa patrie. Elle montre dans certaines de ses photographies une forme de retenue, de distance par rapport au discours officiel qu’elles sont censées soutenir. On le voit dans son jeu de la lumière et des clairs-obscurs, dans la tension entre la pierre et les corps, dans le sentiment de solitude et de mélancolie qui en sourd, ce qui est totalement absent chez Riefenstahl. Cette photographie de réfugiés d’Asie Mineure en est, semble-t-il un exemple : non point une photographie doloriste et victimaire pour servir la propagande de la grécitude face aux barbares ottomans, mais la photographie humaine et empathique d’une scéne tragique; on penserait presque à Dorothea Lange.
Source : le monde