Communauté grecque des Alpes-Maritimes

Les grecs de Marseille …

L’histoire de Marseille retrace les 2 600 ans de la cité depuis sa fondation. Bien que son site soit occupé dès les temps préhistoriques comme en témoigne la grotte Cosquer, la ville est fondée en 600 av. J.-C. par des colons grecs venus de Phocée. Elle deviendra la principale cité grecque de la Méditerranée occidentale et principale porte de communication entre les civilisations grecque et gauloise.

http://https://youtu.be/w6v9KGzMrv4

Histoire de Gyptis et Protis animée (proposée Par Juan de la Fontaine du Musée d’Histoire de Marseille).

Romaine après sa conquête par Jules César en 49 av. J.-C., éclipsée par Arles, elle reprend peu à peu son rang et devient après les conquêtes des Wisigoths puis des Francs jusqu’au XIIe siècle, l’une des places majeures de l’Église romaine dans le sud-est de la France grâce à l’influence de l’abbaye de Saint-Victor fondée par Jean Cassien.

Au Moyen Âge, Marseille décline et subit la peste noire et des temps troublés qui s’achèvent au XVe siècle, alors que la ville et le duché de Provence deviennent possession française, d’où un rôle nouveau dans l’affirmation de la puissance royale et le développement du commerce méditerranéen.

Acquise à la Révolution, mais non aux Jacobins, la ville connaît une très forte expansion au XIXe siècle avec le développement industriel et commercial en lien avec l’importance croissante de l’empire colonial français. Après les destructions durant la Seconde Guerre mondiale et la fin de l’empire français, Marseille se relève pour retrouver, à la fin du XXe siècle, une situation plus favorable.

Marseille, fruit d’une histoire d’amour

ΛΑΚΥΔΩΝ (Lakudōn, Lacydon) plaque commémorative quai de la Fraternité

Marseille est née d’une histoire d’amour entre Gyptis la Salluvienne et Protis le Phocéen. Légende ou réalité ? Ce qui importe c’est l’histoire d’amour !Voici le récit du Voconce Trogue Pompée, contemporain d’Octave Auguste (cité par Justin, Histoires philippiques, XLIII) :

Or justement, ce jour-là, le roi était occupé à préparer la noce de Gyptis, sa fille, que selon la coutume de son peuple, il se préparait à marier par choix d’un gendre pendant le festin. Et, pusique tous les prétendants avaient été invités aux noces, on convia aussi aux banquets les hôtes grecs. Ensuite, la jeune fille fut introduite, et comme son père lui avait ordonné de proposer l’eau à celui qu’elle choisirait pour mari, elle délaissa tous les autres, se tourna vers les grecs et proposa l’eau à Protis, qui d’hôte devint gendre et reçut de son beau-père un lieu pour fonder une ville. source : Didier Pralon, Revue Marseille, n°160

Frédéric Mistral raconte l’origine de Marseille dans Calendal (chant IV) :

Lou pichot rèi dóu pople Sàli,
Nan, benesis lou vènt gregàli,
E baio, dous presènt, sa fiho pèr mouié
Au jouine Pròtis de Foucèio ;
Marsiho espelis : la sadrèio,
Lou sourne pin, fan plaço i lèio
De figo e de rasin, de nerto e d’óulivié.
Le petit roi du peuple Salyen,
Nan, bénit le vent grec,
et donne, doux présent, sa fille pour épouse
au jeune Protis de Phocée ;
Marseille éclot : la sariette,
le sombre pin, font place aux allées
de figuiers et de vignes, de myrtes et d’oliviers.

Le Vieux-Port de Marseille est un port naturel : il porte le nom grec de Λακυδων, devenu par l’intermédiaire du latin le Lacydon, en provençal : lou Lacidoun.

L’accent de Marseille : L’accent change du grec en latin :
  • Μασσαλία (Massalía) : en grec, l’accent tonique est sur la lettre i : le –a final est à peine prononcé (on écrit parfois en français Massalie).
  • Māssilia : en latin, la première voyelle est longue.
  • Marsiho : en provençal, l’accent tonique est placé sur l’avant-dernière syllabe. Le h provençal correspond à la graphie française ill. Ses habitants sont des Marsihés.

Drapeau & devise de Marseille

Actibus immensis urbs fulget massiliensis La ville de Marseille brille par ses hauts faits Toustèms pèr si grand-fa resplendiguè Marsiho devise de Marseille (traduction de Frédéric Mistral)

Le drapeau marseillais est d’argent à croix d’azur. Il apparaît à l’époque des Croisades : les ports d’embarquement avaient tous une croix : ainsi, le drapeau génois est d’argent à croix de gueules. On peut constater que ce sont les mêmes couleurs que celles de la « mère patrie », la Grèce  (le drapeau grec ne date que du XIXe siècle).
Marseille, fille aînée de la République

Plus ancienne ville de France, Marseille était, au temps de la conquête de la Gaule, une république, comme ses sœurs grecques.Lorsque la Révolution éclate, la cité phocéenne s’est souvenue qu’elle était autrefois une république : elle s’est tournée naturellement vers l’idéal républicain. En 1792, un bataillon de Fédérés part vers Paris pour défendre la République. Ils entonnent le Chant de guerre pour l’Armée du Rhin, un chant révolutionnaire composé par le citoyen Claude Rouget de Lisle. Ce chant, devenu célèbre grâce aux Marseillais, s’appellera désormais la Marseillaise et deviendra l’hymne de la France. Et pourtant, c’est à Strasbourg qu’il fut composé : il aurait pu s’appeler la Strasbourgeoise.

En Provençal, c’est la Marsiheso.

La présence grecque


Les Grecs de Marseille et le nationalisme grec
Par rapport à d’autres communautés grecques, déjà très bien étudiées, comme celle d’Alexandrie, la communauté grecque de Marseille apparaît comme une grande oubliée, les monographies sur le sujet brillant plutôt par leur absence. En ce qui concerne la documentation à ce sujet – sur laquelle je travaille depuis deux ans – on peut signaler la thèse de Pierre Echinard (1973 ), Grecs et Philhellènes à Marseille, de la Révolution française à l’indépendance de la Grèce , qui couvre l’époque entre 1793 et 1830. Plus récemment (1998), Anna Mandilara a présenté à l’Université européenne de Florence sa thèse sous le titre The Greek Community in Marseille, 1816-1900  :  Individual and Network Strategies . En dépit et au-delà de l’intérêt de cet ouvrage sur la question de la diaspora grecque, il apparaît que le sujet n’est traité par l’auteur que d’un point de vue strictement économique. Signalons aussi l’ouvrage de Sophie Basch, Le Mirage grec, La Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946) , qui étudie la perception qu’avaient les écrivains français de la Grèce, et qui fait quelquefois référence, mais rarement, aux deux principales communautés grecques du XIXe et du début du XXe siècle, celle de Marseille, et celle de Paris. Mis à part ces trois études et quelques articles quelque peu généraux, aucune étude approfondie n’a encore été effectuée sur l’ensemble de cette minorité dynamique en France. Il s’agit donc d’un champ nouveau d’investigation.

Cette minorité est faite de riches marchands, d’armateurs, d’intellectuels et de négociants internationaux disposant de maisons de commerce qui deviennent, au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, de véritables dynasties présentes dans toutes les grandes villes ports de l’Europe, de la Méditerranée et bien au-delà, jusqu’à Odessa, sur la Mer Noire, grâce notamment au contrôle que les négociants grecs exercent sur l’essentiel du commerce du blé russe. A preuve, ce constat d’un inspecteur de la Banque de France à propos des Grecs en 1860  :  « A l’est et à l’ouest de la Méditerranée, à Constantinople et à Marseille, sont les sièges principaux de leurs affaires ». En ce qui concerne Marseille, en 1863, on peut y dénombrer, selon Echinard, une centaine de maisons de commerce grecques, « deux fois plus que Londres, trois fois plus que Vienne ou Livourne » et peut-être autant que Trieste. Un exemple éclatant de cette communauté florissante, révélé par les archives privées de la famille Zarifi, toujours présente à Marseille  :  la maison Zafiropoulo et Zarifi, dite la maison Z/Z, fondée en 1852 et vouée à l’importation de blé d’Odessa, prend une importance capitale en devenant une des plus prospères maisons du commerce marseillais. Outre Marseille, la Maison Z/Z a eu des agences à Constantinople (son siège central), à Londres-Liverpool, à Odessa et à Trieste. Les deux lettres Z/Z, inscrites sur les sacs de farine, furent connues et popularisées dans tout le midi de la France. Après la loi sur le blé (début 1900), d’inspiration nettement protectionniste, la maison se tourne vers l’industrie et la finance, contribuant puissamment à l’essor de Marseille. Deux autres exemples également révélateurs  :  d’abord la famille Argenti, venant de Chio, qui fonda à Marseille en 1820 la société « Argenti père et fils », réunissant ainsi les intérêts de ce réseau familial présent dans plusieurs villes européennes. Philip Argenti, né à Marseille vers la fin du siècle, devient par ses donations à la Grèce un des célèbres évergètes (bienfaiteurs). Puis, la famille Rodocanachi. Fuyant les massacres de Chio, la famille s’établit dès 1822 à Londres, Marseille, Livourne et Odessa. Parmi ceux qui sont restés en France, il faut citer Emmanuel (1859 – 1934), historien, membre par correspondance de l’Académie d’Athènes et couronné par l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre.

Pourtant, notre intérêt va bien au-delà de la dynamique évidente des réseaux des dynasties marchandes grecques installées à Marseille et dans d’autres pays. On s’intéresse avant tout aux mouvements d’idées qui contribuent (toujours par le biais de ces élites) à définir ou à renouveler les lieux culturels des villes. A l’arrière-plan de ce bouillonnement extraordinaire, il y a un thème phare expliquant en partie les balises chronologiques de cette présentation  :  la Grande Idée (Megale Idea) qui, surtout à partir des années 1850 et 1860 et jusqu’en 1922, enflamme une bonne partie de la diaspora grecque ; la Grande Idée qui, mêlant les souvenirs du passé grec de l’époque classique hellénistique et byzantine, aspire au retour du jeune royaume grec aux frontières géographiques de la « Grande Hellade »  :  les territoires peuplés par les Grecs, maintenus sous domination ottomane, ainsi que ces terres où avait rayonné autrefois la civilisation grecque. Et c’est là où le thème de la gréco-latinité, soit la longue durée de l’Hellénisme et ses prolongements dans le coeur même d’une France « latine », intervient de façon active.

Véritable réplique de la communauté d’Alexandrie, les Grecs de Marseille tantôt participent à la vie politique de la ville, tantôt patronnent la vie culturelle, artistique et sportive (et même la presse), et la Légion d’Honneur vient couronner l’oeuvre philanthropique de certains d’entre eux. En ce qui concerne la Grèce elle-même, la présence de ces mécènes grecs de Marseille se fait là aussi vivement sentir  :  ils dotent les écoles (comme, par exemple Auguste Ralli, qui, à sa mort en 1878, laissera des sommes considérables aux Lycées d’Athènes et de Chio), visant à la fois l’apprentissage de la langue grecque et une culture de haut niveau, ils érigent des hôpitaux, ils envoient des secours lors des grandes catastrophes naturelles, ils reçoivent avec tous les honneurs les représentants du gouvernement grec, ils soutiennent, discrètement et efficacement, l’insurrection crétoise etc. Mais les Grecs de Marseille, comme les documents le prouvent, et exactement comme ceux d’Alexandrie, soutiendront, on l’a dit, de façon dynamique la Grande Idée, diffusée depuis Athènes en direction de l’ensemble des communautés grecques de la diaspora et de l’Orient. A preuve, l’accueil et le soutien offerts par la communauté grecque à Jean Colettis (le grand représentant de la « Megale Idea ») à l’occasion de son voyage à Marseille. A preuve encore, l’Association Coray, dont le comité directeur, composé de Rallis et Zafiropoulos, espérait que la publication des quatre volumes de la correspondance du « grand homme» ait comme effet « l’imitation de ses sentiments patriotiques et l’extension de l’Hellénisme ». Enfin, capitale, la célébration en 1899 du 25 e centenaire de la fondation de la colonie hellénique  :  Massalia, et le discours de l’archimandrite de l’église orthodoxe de Marseille, Grégoire Zigavinos, sur « l’influence de l’esprit hellénique dans l’Occident ». S’y côtoient, en toutes lettres, gréco-latinité, longue durée de l’hellénisme, et défense de la Grande Idée.

La langue grecque étant un élément vital pour le maintien et la survie de cet hellénisme au-delà des frontières de la Grèce, un autre thème capital doit être ici mentionné :  celui de l’histoire de la langue hellénique dans le pays d’accueil.  On a voulu cerner les importantes questions suivantes.  Comment, par exemple, la question linguistique s’articule-t-elle à la Grande Idée ? Quels efforts les Grecs de France font-ils pour que leurs enfants apprennent la langue de leur patrie ? Comment les intellectuels grecs se définissent-ils dans le débat entre la langue « démotique » (ou populaire) et la « katharevousa » (ou langue officielle) ? Déjà, il apparaît qu’à Marseille, les enfants grecs vont au réputé Lycée de Marseille (le Lycée Thiers) pour apprendre, entre autres matières, et à la demande des parents, le grec moderne. Les archives de ce lycée (couvrant la période allant jusqu’aux années 1870) nous donnent une image pittoresque du type d’enseignement ainsi que des moeurs de cette école.

Quant au philhellénisme français de la ville, il est intimement lié à la cause nationale grecque. De pair avec la communauté grecque, deux réseaux philhellènes français s’illustrent particulièrement par leur soutien à la cause de la Grande Idée  :  celui du quotidien Le Sémaphore de Marseille , qui depuis les années 1830, est sous les auspices de la famille Barlatier (Auguste Barlatier [1809-1885] a même été honoré du titre suprême, celui de chevalier de l’ordre du sauveur de la Grèce); et celui gravitant autour de Jules Blancard, traducteur et historien, qui, en tant que professeur de Grec Moderne, d’abord au lycée de Marseille et ensuite à la Faculté des Lettres de Marseille (1878- débuts des années 1880) plaide auprès de son public pour « les droits légitimes de la Grèce » en soutenant avec acharnement la cause grecque. Il faut également mentionner ici que la Revue d’études grecques , publiée à Paris , explorée pour la période allant de 1871 à 1914, ainsi que le journal L’indépendance hellénique , édité à Athènes, font tout naturellement le pont entre les Grecs de France et ceux de la grande diaspora hellénique.

On l’a compris, cette étude vise en dernière instance à rendre à la France une mémoire grecque, et à faire émerger en Grèce une mémoire française.
Erato PARIS, Université de Nice Sophia-Antipolis  Compte-rendu de la conférence donnée le 24 novembre 2000 

Vue et perspective de Marseille par Pierre-Jacques Duret (1778)

La Communauté grecque à Marseille au XIXe siècle : entre cadre identitaire et référent-mémoire  de Michel Calapodis

La lecture sociohistorique de la présence des Grecs orthodoxes à Marseille au XIXe siècle (im)pose la Communauté, à la fois comme outil de connaissance des mécanismes de fixation et de reproduction de cette population, et comme objet de connaissance en ce qu’elle révèle du jeu des appartenances et des représentations de longue durée qui traversent le groupe ainsi constitué. D’entité-processus qui produit le cadre d’inscription dominant des identités collectives grecques à Marseille, cette Communauté devient un observatoire privilégié et incontournable pour comprendre l’hellénisme, tant en situation de diaspora que dans sa dimension dialectique continuité/rupture.

Habituellement le traitement historiographique réservé aux Grecs de Marseille oscille entre deux pôles : soit c’est l’homo oeconomicus, c’est-à-dire l’agent économique efficient dans sa dimension fonctionnelle et socioprofessionnelle qui intéresse le lettré, soit c’est le récit chronologique et descriptif des traces mémorielles qui est invoqué (église, noms de rue, patronymes, etc.) ; quant à une vision sociologique ou à une modélisation sociohistorique du phénomène de construction collective, point d’étude dédiée.

Or, l’entité diasporique en question ne peut se résumer à une somme d’intentionnalités ou de réalisations qui, prises individuellement, n’en épuisent pas le sens1. D’autre part, ces manifestations, considérées à titre individuel et séquentiel, ignorent les processus d’enracinement du groupe grec qui nous laissent entrevoir un « milieu de vie sociale intense »2 où s’entrechoquent, se recouvrent et se reformulent les identifications du passé avec celles du contemporain.

Des flux migratoires à la cristallisation communautaire

Au préalable dressons un tableau synoptique de ces groupes de Grecs qui vont, en quelques années, passer de flux migratoire à colonie, puis de colonie à Communauté.

La perspective historique de l’implantation des Grecs montre l’évolution d’un groupe, d’abord formé de minorités à l’état embryonnaire, constituées de migrants de statuts différents (capitaines-négociants/négociants/militaires/réfugiés), à itinéraires divers (transit, résidence temporaire, ancrage de moyen terme, ancrage de long terme), qui se sont peu à peu territorialisés dans l’espace marseillais, entre la fin dix-huitième et la première décennie du XIXe siècle. À cette date, le panorama de la présence grecque « fixée » est alors celui d’une colonie 3 formée d’éléments appartenant à une classe intermédiaire et composée essentiellement de quelques dizaines de négociants de moyenne envergure et d’une poignée de militaires ou réfugiés.

 Si, à travers les siècles, des Grecs ont fréquenté Marseille et son port, suivant en cela les routes du commerce maritime franco levantin, leur présence se signalait par deux caractéristiques essentielles : tout d’abord, elle était quantitativement réduite, majoritairement composée d’hommes de mer (capitaines et marins), et ensuite de nature temporaire, les équipages séjournant dans la ville le temps de débarquer leurs marchandises et de se faire régler leur connaissement ; les commerçants qui parfois les accompagnaient écoulaient leurs produits sur place ou parfois sur la foire de Beaucaire (Gard) qui se tenait à l’occasion des fêtes de la Madeleine. Placée au débouché du Rhône, cette foire commerciale, qui existait déjà au milieu du XIe siècle, avait acquis dès le siècle suivant une renommée internationale, car elle « attirait les marchands orientaux de Tunis, d’Alexandrie, de Syrie, de Constantinople, les Grecs, les Italiens de Venise, de Gênes, les Aragonais de Barcelone, les Portugais, les Anglais mêmes, les Allemands et les marchands de France venus de tous les points du territoire » 4. Avec le développement de la marine marchande grecque au XVIIIe siècle et sa part croissante dans le trafic de marchandises entre l’Est et l’Ouest méditerranéen, s’intensifie la visibilité de l’élément grec sur le port, mais aussi dans les rues attenantes et les quartiers limitrophes. Cependant, il semble que seules quelques individualités se soient fixées dans la cité phocéenne, passant d’une situation de transit à celle de résidence ; nous avons retrouvé dans les archives les traces d’une vingtaine de Grecs (Smyrniotes, Crétois, Chypriotes ou Péloponnésiens) qui sur un siècle – entre 1680 et 1780 – ont exercé les métiers de tenanciers, de marchands, navigants ou même cultivateurs, la majorité d’entre eux s’étant installée au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Parmi cette cohorte composite notons l’implantation de quelques techniciens thessaliotes et chiotes (déjà) renommés en Europe pour leur expertise en art tinctorial et particulièrement dans l’application du rouge d’Andrinople, procédé alors au cœur des recherches menées par les manufactures textiles.

Avec la Révolution et l’émergence de la nation française – au sens politique du terme – on assiste à un changement de paradigme, de nature sociale, économique et géopolitique qui va affecter les logiques structurelles et conjoncturelles du substrat marseillais, et par voie de conséquence, nourrir de nouveaux flux migratoires grecs. D’une part, les quasi vingt années de blocus maritime marginalisent le négoce et les négociants marseillais – véritables charpentes de la société phocéenne – et provoquent un choc commercial, c’est-à-dire une crise des approvisionnements ; d’autre part, les échanges avec le Levant subissent les mutations capitalistiques auxquelles la seule fonction d’entrepôt commercial du port marseillais ne peut répondre en termes de compétitivité internationale, face aux Anglais notamment.

 Dès les années postrévolutionnaires et durant une grande partie du XIXe siècle, les négociants grecs détiendront presque en exclusivité les solutions stratégiques aux nouveaux enjeux commerciaux : maîtrisant à la fois l’amont (le Levant), l’aval (Marseille ou autres points de distribution) ainsi que la circulation du crédit, ils vont dominer un marché progressivement, mais inéluctablement fermé aux négociants marseillais. Ils seront parmi les seuls intermédiaires en capacité d’encaisser les futurs soubresauts et aléas d’un commerce tributaire des phases d’ouverture et de fermeture politicostratégiques entre la France, les autres puissances européennes et l’Empire ottoman.

Ainsi, l’avènement de cette présence hellène d’un nouveau type est-elle enchâssée dans un contexte historique d’inflexion profonde des rapports géopolitiques et des structures de production et d’échange. Dès lors, le noyau de la colonie va se former autour de ceux que nous appelons « les pionniers », groupe formé d’abord par les premiers négociants smyrniotes qui s’installent temporairement dans les années 1794-1795, puis surtout centré à partir de 1798-1800 autour des premiers Chiotes – majoritairement de confession catholique – et renforcé temporairement par une vague de capitaines-négociants en provenance d’Hydra, pratiquant ce qu’il est convenu de nommer de nos jours la vente one shot, c’est-à-dire de cycle court. Le morphotype de ces néo migrants est fortement différencié, par comparaison avec celui de leurs prédécesseurs : à la place des marchands de détail et des employés, s’installent des négociants appuyés par un proto réseau commercial recouvrant – imparfaitement – des généalogies familiales et dotés d’une surface financière plus étendue. Quelques-uns de ces Chiotes catholiques5 vont s’implanter durablement à Marseille, connaître une véritable réussite professionnelle et même la transmettre à leur descendance, mais sans générer ce mouvement emblématique et axial des Chiotes orthodoxes qui leur succèderont bientôt : la reproduction communautaire. De façon dominante, ces « pionniers » 6 vivront à Marseille des destins transitoires ou fragiles :

  • transitoires pour les capitaines-négociants, car ils suivent des trajectoires commerciales plus que des territoires.

  • fragiles, car s’ils bénéficient d’un capital numéraire et d’un réseau commercial, ils combinent deux handicaps majeurs qui seront autant d’atouts différenciateurs pour leurs épigones orthodoxes : un endogroupe, à la fois vaste et triplement contrôlé (Communauté, parentèle généalogique, parentèle économique).

Parmi ce flux initial de précurseurs laissant quelques têtes de pont prendre racine dans la ville, il convient de distinguer ceux que nous appelons les « géopolitiques », c’est-à-dire les Grecs qui ont été directement acteurs ou victimes du jeu géostratégique républicain et consulaire français. Bien que largement temporaire, leur présence contribuera à construire un pôle de résidence hellénique à Marseille au cours de la génération dite révolutionnaire, de la Révolution à la chute du Premier Empire. Mentionnons en particulier ceux qui, lors de la campagne d’Égypte, lièrent leur destinée à celle des armées napoléoniennes, soit en tant que militaires, soit en tant qu’auxiliaires ou protégés. En effet, le repli forcé de l’expédition française trouve son point culminant le 2 septembre 1801 avec la capitulation du général Menou et l’embarquement à Damiette des restes des troupes parmi lesquelles figurent les 309 hommes du chef de brigade Nicolas Papazoglou. Ils débarquent dans la ville phocéenne, bientôt rejoints par la cohorte des supplétifs civils et de leur famille. En majorité, les soldats de Papazoglou intègreront le corps du Bataillon des Chasseurs d’Orient et s’illustreront dans la campagne de Dalmatie, puis en Épire et enfin dans les îles Ioniennes, mais, en 1814, quand l’ordre sera donné de dissoudre le bataillon, les officiers et soldats grecs les plus désargentés vont se joindre aux autres réfugiés au sein du « dépôt des réfugiés égyptiens » de la ville, sorte d’asile pour ces nécessiteux. Quelques centaines de Grecs d’Orient, de Grèce continentale ou des îles se retrouvent donc à Marseille pendant quelques mois, voire quelques années, en situation de totale hétéronomie, tant vis-à-vis de la société locale que des autres Grecs. Contrairement aux « pionniers » qui leur sont contemporains et aux Chiotes qui les supplantent 7, ils font brutalement l’expérience de l’altérité ; le déplacement spatial contraint ne s’accompagne pas, dans leur cas, d’un déplacement cognitif parallèle et le processus par lequel ces acteurs vont pouvoir acquérir d’abord de la familiarité puis de la hauteur, non seulement avec les codes de la société d’accueil, mais aussi dans leurs rapports avec les autres résidents grecs de la ville, va mobiliser plus de ressources et plus de temps. C’est ce qui explique que le jeu de leur reconstruction sociale s’appuie immanquablement sur des pratiques habitantes marginalisées au sens géographique et socio-économique du terme et sur une lecture de l’espace de la ville selon des filtres familiers, rattachés aux espaces de vie quittés, et ce, afin de reconstituer l’unité de temps et d’espace du groupe en voie de (re)constitution.

Cependant, si une discrimination spatiale est avérée, elle est fondée essentiellement sur le critère du statut socio-économique, elle n’est pas significative d’un « déficit » d’hellénisme ou de grécité de ces réfugiés et militaires, par comparaison avec les autres résidents hellènes. Elle tient plutôt aux tendances lourdes du territoire marseillais qui, à travers les siècles, a défini ses trames spatiales en fonction, plutôt de ses métiers (artisanat, mer, négoce, etc.) que des origines ethniques de ses habitants.

 Ainsi, pour les quelques militaires ou réfugiés qui vont réussir leur reconversion socioprofessionnelle, on s’aperçoit, en premier lieu, qu’ils opèrent une certaine appropriation sociale de l’espace phocéen et ensuite, qu’ils interagissent de façon isotropique avec les autres Grecs orthodoxes dans le champ de la construction communautaire. Citons l’exemple emblématique de Théodore Rakos qui fait la synthèse de la multiplicité de ses appartenances autour des représentations centrales de l’hellénisme (Communauté et orthodoxie) 8.

Sous l’angle de la classification sociale, il n’est toutefois pas possible de catégoriser cette colonie comme groupe9 ; tout au plus peut-on distinguer ces sous-groupes que nous venons d’évoquer, mais, d’une manière générale, on n’assiste pas à une volonté de personnalisation collective ou d’identification saillante à un quelconque endogroupe. Pour ceux qui s’implanteront durablement dans la ville (catholiques), ce qui les caractérise, c’est plutôt une indéfinition des frontières entre leur Soi, leur groupe d’appartenance primaire et les exogroupes marseillais : ayant mené des stratégies de conformité qui les ont conduits à adopter des conduites sociales (économiques, matrimoniales et confessionnelles) propres à la société marseillaise 10, leur relation à leur groupe de provenance s’est affaiblie et limitée à la simple caractéristique d’une origine commune (Chios ou Smyrne).

 L’installation, principalement après 1822, des Chiotes orthodoxes descendants de familles archontales11, va marquer une mutation structurale de la morphologie sociale grecque à Marseille, car :

  • primo, ses membres se posent en agents de la morphogenèse communautaire.

  • secundo, la reproduction sociale est assurée, dans tous les sens du terme : démographique, économique, communautaire et mémorielle.

 De fait, l’aboutissement de ces processus conduit à une cristallisation communautaire, base à partir de laquelle vont se développer toutes les identifications des Grecs de Marseille, qu’elles soient endo ou exocentrées. Sans même en référer à ses héritages historiques, le groupe qui se forme alors possède tous les traits d’une κοινοτική αρχοντιά ou archontat communautaire.

 Parmi les différentes perspectives susceptibles de nous éclairer sur ce groupe grec déterminé par sa Communauté, intéressons-nous d’abord à ses coordonnées sociodémographiques, c’est-à-dire à ses caractéristiques directement saisissables (localisation géographique, pyramide des âges, catégories socioprofessionnelles, nationalité et religion) en tant que population inscrite dans l’espace marseillais au cours de la période 1830-1880. De ces états empiriques, il émane un collectif grec, producteur et produit d’un entre-soi à trois facettes – socio-spatio-temporelle –, dont l’articulation signe la spécificité de l’ensemble.

 Du point de vue de la localisation spatiale, l’entre-nous ne se présente ni comme un enfermement ni comme une dilution résidentiels, mais suit plutôt un processus mimétique qui regroupe les Grecs sur le territoire selon le schéma urbain propre à la ville dont les dominantes assignent l’espace physique à des univers socio-économiques ; entre-nous homogène, non isolé des autres entre-soi, qu’ils soient locaux (exemple : la bourgeoisie marseillaise) ou étrangers, mais en cohérence avec ceux du monde du négoce implanté dans la ville. Le territoire marseillais, dont l’ancrage de ses populations est fondé sur une double logique de réseaux (sociale et familiale), n’agit donc pas comme un cadre discriminant en ce qui concerne les dynamiques d’identification communautaires, le critère différenciateur étant de nature socio-économique et transversale. Sous cet angle, le groupe archontal grec est marqué par la prédominance de sa classe négociante qui le définit socioprofessionnellement et avec prégnance, tout en suivant, là aussi, une stratification (négociants, rentiers, employés) compatible ou en capacité d’intégrer le schéma de catégorisation socioprofessionnelle marseillais. Parallèlement, se met en place un processus de reproduction démographique (pyramide des âges) dont le profil se confond avec celui des autochtones, significatif d’un groupe cristallisé potentiellement en position d’acculturation.

 En somme, ce sont les réalités d’un groupe qui se développe en harmonie avec son environnement sociologique immédiat. Toutefois, l’idiosyncrasie du dispositif grec tient au fait qu’il est simultanément porteur de particularités fortement différenciatrices qui se cristallisent également au cours de sa reproduction communautaire. D’une part, on constate, à la lecture des documents d’archives, un phénomène constant d’autoattribution par l’immense majorité des Grecs recensés de la nationalité grecque, bien que la plupart du temps, ils soient sujets ottomans, russes ou même citoyens français ; d’autre part, l’extrême faiblesse du nombre de naturalisations françaises peut s’interpréter comme une conduite collective résistante. En effet, on aurait pu s’attendre, dans les années 1880 – soit près de deux générations après le début du processus de fixation communautaire – à trouver une tendance inverse, c’est-à-dire allant dans le sens d’une perception moins aiguë des différenciations entre leur endogroupe et l’exogroupe (société française) ; ceci d’autant plus que les autres marqueurs de la reproduction sociale faisaient alors état de rapprochements ou similitudes lourdes et durables (statut socioprofessionnel, géolocalisation, stratification par âges), et que le contexte historico-politique français poussait à l’assignation identitaire afin de faire coïncider strictement nationalité et citoyenneté.

 Au surplus, en examinant la variable religieuse, on s’aperçoit que la prévalence orthodoxe au sein du groupe grec dès les années 1820 s’est transformée, cinquante ans plus tard, en facteur diacritique puissant, par le poids numérique de ses membres, par la profondeur acquise dans le « fait total » grec à Marseille, et par l’érosion concomitante de la composante catholique grecque qui a rapidement intégré les temporalités marseillaise et française.

 La religion et la nationalité (perçue) produisent donc une délimitation de temporalités avec celles de la société d’accueil dans la mesure où elles réfèrent à un socle commun d’appartenances sociohistoriques diachroniques, jouant pour les Grecs orthodoxes le rôle d’un noyau stable de représentations centrales. Sans provoquer d’exclusion, de marginalisation ou de fragmentation entre leur endogroupe et les exogroupes (groupes locaux, français ou étrangers), leur entre-nous affirme la Communauté sans « faire » communauté.

La Communauté : axe constructeur et référent-mémoire

Si nous généralisons l’usage du C majuscule pour désigner la Communauté grecque orthodoxe, c’est pour signifier sa doubler nature qui la différencie de toutes les autres acceptions du terme : à la fois groupement et lien de sociabilité.

 Le mouvement d’objectivation de ces deux facteurs de cristallisation groupale suit à Marseille deux grandes étapes de développement :

  • fin 1820 début 1821, les principaux négociants, avec à leur tête les premiers Chiotes archontaux, se dotent d’une organisation sommaire – la Confraternité – autour du projet de construction de l’église.

  • À partir de 1855, l’organisation est étayée en termes d’organes, de fonctions et de procédures. Les champs d’intervention ou d’ambition de cette Communauté qui se développe se caractérisent par leur multifonctionnalité, c’est-à-dire par les nombreuses œuvres en commun à accomplir, au-delà des objectifs propres de l’église et de son organisation juridicoéconomique. Parmi les missions extraconfessionnelles de la Communauté figurent celles de l’enseignement de la langue ainsi que les œuvres de nature sociophilanthropique, qui vont tenir une place de plus en plus significative, au fur et à mesure de l’amélioration de la situation des finances de la Confraternité.

En résumé, les représentants des dynasties archontales, en étroite collaboration avec les derniers « pionniers » présents dans la ville, érigent l’église et se dotent d’un modèle organisé d’affinité fraternelle, durable et multifonctionnel, la Confraternité. Autour de cet axe bâtisseur surgit le groupe d’appartenance : par leur adhésion engagée à un regroupement unitaire (Confraternité) sous l’égide de l’Église, les Grecs entrent à la fois dans un processus de différenciation catégorielle vis-à-vis des Marseillais (différences perçues) et dans un processus d’autocatégorisation qui va leur permettre d’installer un Nous. Ce Nous fonctionne comme assignataire d’identités, religieuses d’abord (orthodoxie), en établissant des distinctions endogroupe-exogroupes. Mais les effets de la catégorisation s’étendent bien au-delà, débordent les attributs de premier degré que confère la Confraternité ; par le statut et la fonction sociohistorique primordiale et diachronique qu’occupe l’Église orthodoxe dans l’espace-temps de l’hellénisme et, par voie de conséquence, dans la structuration du Soi social des Grecs, la Confraternité actualise les croyances, les représentations sociales – pas seulement religieuses – partagées de l’ensemble des Grecs présents, membres effectifs ou non de cette Confraternité. D’une certaine manière, elle fonde à Marseille les appartenances stables et de « longue durée » ou cadre référentiel cristallisé pour les Grecs institués alors en membres d’une « Nation hellénique », comme il existait à Livourne ou à Trieste une « Nazione greca ».

 Pour comprendre en profondeur comment l’articulation des représentations grecques autour du culte orthodoxe construit l’endogroupe, on ne peut se contenter d’utiliser le seul argument quantitatif, à savoir la capacité d’action des unités familiales archontales intégrant plusieurs centaines de membres et dotées d’importantes ressources matérielles. Il nous semble que l’analyse doit plutôt se situer à un niveau sociohistorique et représentationnel. Fondamentalement, la construction communautaire grecque se situe à la rencontre de deux dynamiques décisives :

  • Une dynamique sociohistorique : prégnance séculaire du marqueur-cadre Communauté et de son organisation (Confraternité) pour les populations helléniques, que ce soit dans les territoires sous domination ottomane (Chios, Smyrne, Constantinople…) ou au sein des entités diasporiques (Livourne, Trieste, Vienne…).

  • Une dynamique sociocentrique : contrôle social intégré de l’endogroupe par la collusion entre le réseau de parentèles, le réseau de l’organisation communautaire (Confraternité) et le réseau économique.

Des interactions entre ces deux forces émerge la spécificité du fait communautaire grec en tant que fait social à deux versants, micro et macrosociologiques.

D’un côté, en tant que groupement, la communauté (sans majuscule) forme une « unité collective réelle […], directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre structurable […]. »12 De l’établissement du culte orthodoxe dans un premier temps, l’œuvre se transforme en œuvres dont les plus importantes pour la collectivité grecque seront : assurer les fonctions de reproduction cultuelle, d’éducation, de transmission des mémoires et traditions ainsi que d’« œcuménisme social » (sociohumanitaire, philanthropie, évergétisme)13. De groupe unifonctionnel appelé à remplir en 1820 une fonction religieuse, la communauté devient progressivement, au tournant des années 1850, un groupement multifonctionnel occupant les champs centraux de la reproduction sociale. Quant aux conduites collectives qui servent ces objectifs ou œuvres, elles relèvent donc du domaine religieux et social et nous verrons plus avant qu’elles sont rattachées au modèle diachronique de la Communauté grecque sous domination ottomane, modèle lui-même impliqué de façon centrale dans la construction des identités collectives grecques.

Comme tout groupe, la communauté n’est pas réductible à l’interrelationnel de ses membres, d’une part, et ne peut être détachée d’autres groupes comme de sa participation (appartenance) à la (aux) société(s) global(es), d’autre part. Elle est imprégnée des influences de la société marseillaise à travers la socialisation de ses membres (école, échanges et participation à la vie sociale de la ville, de la nation…), de celles des autres groupes qu’elle côtoie ou pénètre, des plus réduits aux plus étendus (unités familiales, réseaux d’entreprise et familiaux, sociétés non lucratives, classes sociales), mais elle est aussi – et surtout – traversée par la prévalence de la société grecque – au sens de « phénomène social total »14 suprafonctionnel, possédant une ascendance sur les groupes qui en découlent – qui exerce son attraction sociale avec ses propres médiateurs ou sous-groupes qui la composent : réseaux de parentèle, Église orthodoxe, réseaux économiques, sociétés philanthropiques, cercles d’évergètes, etc. Il ressort de ce qui précède que la communauté-groupe ne peut se voir réduite à une entité à segment unique, à l’instar de l’idéal-type wébérien de la Gemeinschaft (communauté), de nature purement organique (clanique), caractéristique des structures sociales traditionnelles, basée sur la contrainte collective et opposée à la Gesellschaft (société), entité moderne.

 D’un autre côté, ce qui distingue, selon nous, la Communauté grecque des autres communautés réside, non seulement dans les œuvres communes qu’elle accomplit, mais, de surcroît, dans sa propension unitaire, c’est-à-dire l’exercice de liens de sociabilité entre ses membres tels que les forces centripètes l’emportent sur les forces centrifuges ; autrement dit, la manière d’être lié dans le tout et par le tout, la prédominance d’un Nous. Mais ce mécanisme de type microsociologique qui institue cette communauté (groupe) en Communauté (groupe et lien de sociabilité), suit un tropisme qui lui est propre. En effet, les rapports interpersonnels au sein d’un groupe peuvent être de nature plus ou moins profonde ou fusionnelle, d’un effet masse15 (faible intensité) à un effet communion (intensité maximale de participation) en passant par un effet communauté (équilibre entre intensité et volume), pour reprendre la catégorisation de Gurvitch. Or, dans ses rapports entre cadre (communauté-groupe) et flux (communauté-lien de sociabilité), le groupe grec archontal présente, dès le règlement (κανονισμός) de 1836, des niveaux de cohésion, allant d’un Nous intermédiaire dominant (communauté) – parité entre intensité et volume de participation au groupe – à un Nous fort et épisodique (communion). C’est cette articulation si spécifique qui permettra l’expression des héritages sociohistoriques, la reproduction de conduites collectives régulières et la permanence des missions à accomplir. Cette combinaison structure-individus est donc ce qui donne son caractère d’« espèce » à la communauté grecque devenue Communauté.

 Réalité sociale équilibrée, la Communauté grecque devient potentiellement pérenne, car elle favorise, non seulement la croissance numérique du groupe, mais aussi la transmission de ses représentations, normes et valeurs héritées, par une contribution engagée de ses membres à son développement. D’autre part, le caractère équilibré (effet communauté) de l’intensité de participation de chacun d’entre eux ouvre le champ des possibles, c’est-à-dire l’appartenance multiple (à d’autres groupes, voire exogroupes) et l’actualisation des représentations, attitudes et pratiques diachroniques que les interactions avec la société locale provoquent.

Si l’on utilise ce critère pour comparer les flux migratoires grecs précédant celui des Chiotes et autres descendants des lignées archontales, l’idiosyncrasie de la Communauté est patente. En ce qui concerne les « pionniers » déjà évoqués, l’état de sociabilité qui les caractérise collectivement tend vers un degré de fusion dans le Nous, faible, signe de solidarités distendues et d’un groupe-collection ; en revanche, on va trouver dans le groupe des Grecs « en armes »16, qu’il s’agisse d’anciens militaires, de réfugiés ou même des premiers Chiotes fondateurs de la Communauté, des rapports de communion marqués par un volume de participation réduit, mais une participation intensive et une sorte d’aspiration collective incarnée dans un Nous fortement fusionnel. Pourtant, cet état de sociabilité qui exacerbe le degré d’homogénéité à son paroxysme, qui engendre la répétition du même, ne peut (et n’a pu) être en mesure de rendre viable ce (sous-) groupe, tant la monopolarité de l’objectif poursuivi et des liens interpersonnels l’enfermait dans son développement et le privait de l’expression des autres représentations diachroniques de l’hellénisme (transmission de la langue, principes d’auto-organisation démocratique…). Si un tel Nous-communion avait été à l’œuvre au sein du groupe archontal, ce dernier se serait rapidement limité dans ses champs d’action à l’église (unifonctionnel) et aurait aussi promptement pris l’aspect d’un ordre figé. D’ailleurs, le fait d’exprimer une sociabilité communautaire n’est pas exclusif de moments communiants, comme ce fut le cas lors des grandes célébrations à caractère religieux, ethnoreligieux et national que la Communauté a dirigées.

Ainsi, sans conteste, les Grecs ont été en mesure de se doter d’un réel schéma collectif, « foyer autonome de modèles, […] symboles, règles, valeurs [et] idées »17 à partir d’un double mouvement :

  • l’élaboration d’une organisation – la Confraternité – autourd’objectifs communs (confessionnels, philanthropiques…) et dans un cadre hérité (la Κοινότης Grecque).

  • l’établissement entre les membres du groupe de liens de sociabilité spontanée relevant d’une dominance équilibrée, mais non exclusive des forces centripètes sur les forces centrifuges. En quelque sorte, l’expression d’un « sentiment de communauté » ou plus précisément de « sentiment de vie en commun »18.

  • 19 Le règlement de 1855 en est la parfaite illustration.

 La Communauté est donc une construction, le produit des interactions entre des Grecs agents sociaux, qui ébauchent la Confraternité fin 1820 et la structurent en apportant à ses organes et fonctions un maillage suffisamment serré pour lui assurer une capacité d’action dépassant la simple administration du culte19. De ce fait, nous retrouvons ici la relation dialectique Église-Communauté : la reproduction sociale communautaire passe par l’ancrage de l’institution religieuse dans l’espace, à travers sa dimension statutaire et organisationnelle (Confraternité), mais la Communauté coproduit avec elle, en le socialisant, le cadre de mémoire collective, à la fois unification des mémoires théologique et sociale et lié à un paradigme de l’hellénisme fondé sur une sociohistoricité propre et actualisé – qui plonge ses racines dans la Communauté diachronique grecque et développe ses branches dans la France du XIXe siècle.

Dans le domaine de l’enseignement de la langue, par exemple, quand la Communauté décide de confier les cours de grec et d’études classiques à l’archimandrite Kreatsoulis en 1830, l’église devient le lien-lieu communautaire qui « fixe » les deux cadres sociaux de la mémoire collective que sont le temps et le langage. Lieu symbolique et fonctionnel à la fois, l’Église est mobilisée pour reconstituer le passé dans le présent (continuité mémorielle) dans le domaine du dogme orthodoxe et, comme dans le cas présent, dans celui de la langue. En 1833, sous la pression de la Communauté, un cours de grec moderne est institué au Collège royal de Marseille et dispensé par un des membres du groupe, Nicolas Vafiadis. À partir de cette impulsion donnée par la Communauté, on verra fleurir dans la ville tout au long du siècle des initiatives privées d’enseignement de la langue grecque, menées par des Grecs résidant à Marseille. Les procès-verbaux d’assemblée témoignent de la prégnance du phénomène pour le groupe grec qui ne manquera pas d’intervenir pour soutenir ces actions individuelles. Ainsi, la Communauté fournit-elle à son tour le cadre dans lequel vont être ré-activées, réinvesties, des représentations historiques initialement transmises par l’Église ; c’est à travers le filtre de la Communauté qu’elles se constituent en normes et pensée sociale.

En résumé, la Confraternité, son organisation, tout comme le groupe des archontes sont autant de facteurs qui structurent l’endogroupe et l’érigent en Communauté, réalité sociale surdéterminante et englobante. À peine constituée, la Communauté n’est plus réductible à ses éléments constituants, car en son sein se déploient les relations sociales entre ses membres, les modèles et schémas représentationnels qui ressortissent, à la fois aux schémas diachroniques de l’hellénisme à Chios, Smyrne ou Constantinople et aux novations spécifiques qu’ils subissent à Marseille. La Communauté devient le réfèrent identitaire pour l’ensemble des Grecs qui vont être déterminés par leur appartenance à ce groupe, qu’ils soient ensuite, membres inscrits ou non de la Confraternité.

Compte tenu des développements précédents et ainsi que nous le mentionnions plus haut, la dynamique sociohistorique apparaît comme un facteur central de la constitution en Communauté du collectif grec orthodoxe, tant du point de vue des héritages de pratiques et conduites collectives que de celui d’un sentiment de continuité, de cohérence d’un triptyque passé-présent-futur. Quels sont donc les fondements de cette prégnance particulière qui imprime à la notion de Communauté cette valence décisive dans l’évolution diachronique de l’hellénisme ?

 Les historiographes abordent cette question selon des optiques différentes quoique convergentes. Pour C. Paparrigopoulos, « les Communautés ont des racines profondes qui plongent dans les origines et les traditions de la nation hellénique […]. »20 L’illustre historien, défenseur d’un schéma de continuité historique de l’hellénisme, les fait remonter aux cités de l’Antiquité et traverser le Moyen Âge byzantin au cours duquel elles subiront des changements qui n’affecteront pas foncièrement leur nature, mais simplement la dénomination et l’étendue des pouvoirs de leurs chefs. S. Zambelios soutient que l’isonomie trouve son salut dans l’esprit municipal ; elle y a rencontré « un refuge inviolable » et grâce cette organisation locale, « la nation s’est toujours autoadministrée et de façon ininterrompue », préservant « les coutumes et les traditions paternelles » 21 Les idées exprimées par C. Paparrigopoulos qui s’inscrivent, après celles de Zambelios, dans une conception historiographique « romantique » visant à assigner un profil national à l’histoire grecque, vont favoriser la recherche et de nombreuses études sur les principes de la Communauté autoadministrée, exemples : E. Lycoudis, N. Filaretos, D. Tsorotos, N. Pantazopoulos ou encore A. Vacalopoulos pour qui la tradition du peuple grec porte en elle l’antériorité du phénomène communautaire. Le juriste N. Moschovakis, dans son traité de droit public, note, comme Paparrigopoulos, que l’auto-administration communautaire a toujours été présente en Grèce, sous une forme ou sous une autre, mais qu’il serait erroné d’établir une continuité entre les organisations de Cités-États de l’Antiquité, le droit communal mis en place sous Adrien – imprégné d’éléments étrangers – et les institutions nées sous la dynastie des empereurs macédoniens (867-1056)22. C’est à cette époque, écrit-il, que les relations entre les provinces et le pouvoir central sont si relâchées que la vie locale peut se développer en toute liberté et qu’apparaissent alors les Communautés. Position partagée également par D. Zakythinos23 qui considère que « les lointaines origines de la communauté [sont à rechercher] dans le vaste champ de l’expérience byzantine ». Selon lui, l’Empire ottoman ne fera qu’adopter un système existant et rentable, renforçant par la même occasion l’esprit de solidarité locale.

 Dans son ensemble, le corpus historiographique valide l’existence, entre le Xe siècle byzantin et le XIXe siècle ottoman, d’une auto-administration communautaire, sorte de personne morale à capacité juridique autonome qui, par les liens de sociabilité cohésifs qu’elle tisse entre ses membres, fonde un « fait social » sinon indépendant, en surplomb du fait économique (type d’exploitation ou de production).

38 Si l’on rapporte ces constats historiographiques à l’étude que nous avons menée de règlements de Communautés grecques orthodoxes situés sur des territoires hellénisés (Chios, Hydra, Thessalonique, etc.), plusieurs enseignements d’intérêt pour notre argumentation se dégagent.

En tant qu’institution dédiée aux populations grecques de l’Empire et, à ce titre, insérée dans le schéma administratif et économique ottoman, la Communauté possède les signes clés d’une structure sociale : des hiérarchies multiples et spécifiques (exemples : entre la réglementation communautaire propre et la réglementation ecclésiastique, entre la temporalité contemporaine économique et la temporalité diachronique ou transcendantale de la religion, entre les pratiques et rôles de chacun de ses membres 24), dotées d’une organisation « cristallisée » 25 qui participe à son équilibre complexe, une « conscience collective nette » ainsi qu’une « armature cimentant ces équilibres » 26 ; ces deux derniers facteurs sont particulièrement soulignés par la dimension sociopolitique de la Communauté et de ses détenteurs, les archontes, qui, d’un côté, reçoivent des privilèges et de l’autre, « légalisent » et étendent leur contrôle économique sur la propriété, la production de richesses de même qu’ils prescrivent un ordonnancement social de la vie des habitants 27.

 Le rôle axial de l’Église orthodoxe : par le fait même qu’elle détient, au vu du système de millets fixé par le pouvoir ottoman, le principe ethnarchique, l’Église occupe une place centrale au sein de la Communauté. Disposant d’une infrastructure matérielle et humaine décentralisée, d’un système juridique propre et d’un environnement idéologique défini, elle s’installe dans l’espace concédé par l’occupant et tente de contrôler l’espace communautaire, c’est-à-dire les populations locales. Dans un mouvement dialectique d’opposition, ces dernières n’auront de cesse, plus particulièrement à partir du XVIIIe siècle, de réfréner les ambitions cléricales et de limiter ses domaines de compétence. Pour les Communautés tournées vers le commerce international et la navigation, les laïcs vont s’octroyer la maîtrise des champs relevant du droit des affaires, du droit maritime, puis, progressivement, d’une partie croissante des attributions de droit civil (exemple : droit immobilier) ; restent alors de l’apanage ecclésiastique, le ministère religieux, la tenue des livres, les affaires familiales et de juridiction civile, les clercs tendant ainsi à s’approprier la responsabilité de l’« éthique sociale ». À Chios, par exemple, l’exercice de ce pouvoir moral, s’il reste du ressort clérical, sera exercé ou partagé avec les laïcs, tout au moins dans ses aspects juridictionnels, constituant ce que G. Contogeorgis nomme une « arme puissante et efficace » qui l’institue réellement comme entité autoadministrée, détenant des pouvoirs étendus parallèles à ceux de l’autorité ottomane (domaine judiciaire). Le corps social de l’île, par ses représentants laïcs – les démogérontes – est donc en charge, non seulement de l’administration économique et financière, mais aussi de la justice commerciale, maritime et successorale.

Détentrice de larges attributions, la Communauté possède une « souveraineté sociale »28 qui renforce l’intensité du contrôle social par la classe archontale. En outre, la multiplication des interventions arbitraires de la part des autorités locales ottomanes ont opéré un mouvement endocentré de solidarité et d’autoprotection autour de ces archontes, avec pour conséquence le développement, à travers l’Empire ottoman et les points diasporiques, d’un morphotype social archontal singulier.

La confrontation de cette perspective communautaire diachronique avec celle de la diaspora grecque en Méditerranée occidentale (Livourne, Trieste…) et plus précisément à Marseille, montre une tendance lourde à la convergence, en termes de forme, structure, organisation et procédure, les différences étant essentiellement de deux ordres : la situation de minorités dévolue aux entités diasporiques et, concernant spécifiquement Marseille, le contexte historique d’un État français en voie de mono-identification politique et sociale, qui ne laisse aucun champ libre pour une quelconque autonomie communautaire non nationale (administrative, judiciaire ou politique).

La forte corrélation du cas phocéen avec les autres situations communautaires témoigne de la volonté des fondateurs « marseillais » de considérer les Grecs de Marseille comme le Γένος grec et de l’organiser selon les canons similaires qui régissent les Communautés des territoires hellénisés de longue date ou celles, centenaires, d’Europe occidentale (Venise, Vienne, Trieste, Livourne). Que ce soit pour l’administration de leur église soumise à des épitropes laïcs dotés de pouvoirs larges, l’articulation des fonctions législatives et exécutives selon des modalités qui renvoient, à la fois à la gestion locale traditionnelle des territoires grecs de la période ottomane et aux pratiques des autres Communautés grecques d’Occident, ou encore par la présence à la tête de l’institution de la même classe archontale, la Communauté marseillaise s’inscrit de façon mimétique dans une continuité sociotemporelle.

À Marseille comme auparavant à Vienne, à Trieste ou à Livourne, la cristallisation du groupe grec orthodoxe se fait donc dans l’espace social au centre duquel se situe l’Église, référent axial spatio-temporel. L’Église-institution apporte l’autorité légitime, prescrit un schéma préalable d’attitudes collectives ; autour de ce pivot mobilisateur, et par un effet de translation/propagation, la Communauté va se constituer « en soi » et « pour-soi » la Communauté devient la catégorie d’appartenance, bien au-delà des attributions réelles de la Confraternité qui, en tant que modèle d’organisation, n’épuise pas le sens communautaire surdéterminant. À la lumière de ce qui précède, cette Communauté se présente comme le creuset de deux phénomènes cohésifs : d’une part, un groupe dont l’unité est réalisée autour de référents structurés a minima au sein d’un cadre historiquement hérité – la Κοινότης (Communauté) de l’époque ottomane – et producteur de signes, symboles et règles, et d’autre part, des liaisons collectives fusionnelles, au sens de liens de sociabilité entre ses membres tels que les forces centripètes l’emportent sur les forces centrifuges. Ce Nous « fusionnel » de type communautaire – et parfois de type communion – est celui du groupe religieux, mais c’est aussi celui d’une conscience de partager des représentations sociales communes (religieuses, familiales, linguistiques, de classe, géopolitiques…). À ce titre, elle devient un observatoire privilégié pour étudier l’hellénisme en situation de diaspora, du point de vue de la transmission de la mémoire, et finalement nous inviter à réfléchir sur le dilemme continuité/rupture.

Un hellénisme entre continuités et réinvestissements mémoriels

En considération des développements antérieurs, la question du phénomène communautaire se pose en ces termes : comment les attributs sociohistoriques de la Communauté ont-ils été intégrés, actualisés dans la mémoire du collectif grec à Marseille ? Peut-on y déceler des continuités actives, signes d’une « mémoire mémorisante » ou bien cette Communauté n’est-elle finalement qu’un cadre au sein duquel sont activées en se métamorphosant une ou plusieurs mémoires collectives grecques ?

Rappelons que la Communauté grecque n’est ni un modèle abstrait, ni un agrégat d’individus se rassemblant par le statut (négociant), la classe sociale (archontale) ou l’origine (Chiote, Smyrniote…), ni un phénomène social uniforme réglé par des solidarités grégaires et spontanées, à l’image de la communauté naturelle rousseauiste. Elle n’est pas non plus un groupe imaginaire 29, mais un produit sociohistorique que véhiculent les représentations collectives des migrants-fondateurs de l’entité phocéenne. Ces représentations sont d’autant plus prégnantes que ce sont – pour reprendre l’analyse de Maurice Halbwachs – « [des] représentations anciennes [qui] s’imposent à nous avec toute la force qui leur vient des sociétés anciennes où elles ont pris forme collective. » 30 En se formant à Marseille, la Communauté est donc de « plain-pied » dans sa propre mémoire puisque les archontes qui l’incarnent activent au quotidien, dans leurs pratiques sociales, les représentations qu’ils activaient hier à Chios, Trieste ou Smyrne. Le processus ici actionné relève de la répétition mémorielle, dans la mesure où la Communauté crée à Marseille un espace mémoriel, prolongement des espaces mémoriels en réseau de Chios, Constantinople, Livourne ou Trieste qui, en l’absence d’un centre d’origine, s’actualisent mutuellement. Cet espace est d’abord celui du vécu, de l’intégré, de la mémoire « en marche », et non celui de la reconstruction ou de la re-présentation du passé. Transmise par le réseau endogroupe de parentèles et dans l’espace réseau grec, la mémoire des pratiques et représentations ne subit pas de fracture de type historique, elle s’étend 31 jusqu’à la cité phocéenne.

Pour preuve, la trame des continuités qui dessinent les ancrages de la Communauté marseillaise. Les Chiotes ou autres descendants des familles archontales qui s’installent dans la ville, particulièrement après 1822, sont vecteurs d’une certaine « pérennité d’un ensemble de faits sociaux » 32. Mentionnons quelques-unes des continuités qui sont au centre de la socialisation des acteurs communautaires.

Continuité de la fonction économique : en s’installant à Marseille, ces Grecs vont déplacer leur résidence sans changer fondamentalement la structure économique de leurs activités (réseau endogroupe contrôlé à l’international), ni leur structure financière basée, non sur un développement capitalistique (exemple : sociétés anonymes), mais sur des associations à fort intuitu personae (exemple : sociétés familiales) aboutissant en fin de compte à un recoupement quasi parfait des réseaux de parentèle et de commerce.

Continuité de la fonction communautaire et religieuse : ainsi que nous l’avons souligné antérieurement, les archontes ont, pendant la domination ottomane, joué un rôle central dans le fonctionnement communautaire sur l’ile de Chios, exerçant un pouvoir quasi discrétionnaire, non seulement dans les domaines administratif, économique, moral, éducatif, parfois judiciaire, mais aussi religieux ; pourvoyant aux besoins de l’Église, ils soumettent en outre à leur pouvoir la gestion des clercs (nomination, rémunération, contrôle de l’activité des prêtres). Si l’on revient à notre Communauté marseillaise, nous constatons d’abord que les archontes en place à la tête de l’organisation communautaire, avant leur migration, occupaient des responsabilités similaires à Chios, mais aussi à Trieste ou à Livourne, que ce soit à titre personnel ou à travers leur parenté immédiate (pères, oncles…). De plus, les articulations organes fonctions ainsi que les procédures de fonctionnement sont parfaitement équivalentes, exemples :

Nos deux épitropes des règlements de la Confraternité marseillaise correspondent aux trois démogérontes de Chios, aux trois épitropes de Livourne ou aux trois governatori de Trieste, tant par leur profil socio-économique que par leurs prérogatives et leur mode d’élection.

Les procédures sont électives à tous les niveaux de fonction et les mandatures, annuelles ou limitées à deux années, à l’image des pratiques chiotes.

Permanence des pratiques familiales et matrimoniales : toutes généalogies confondues, les pratiques d’alliances entre les parentèles, parfois qualifiées à tort d’endogamiques, sont en réalité des alliances endogroupes homogames élargies dont la configuration « marseillaise » n’est qu’un appendice du réseau global des généalogies archontales. Les recherches que nous menées en la matière (analyse de réseaux patronymiques) nous ont confirmé que les alliances entre les dynasties archontales résidentes à Marseille façonnent un ensemble fortement connexe, dont la structure ne manque pas de renvoyer à la dimension sociohistorique de ces familles. En effet, la configuration du réseau des unions archontales « marseillaises » est de même nature que celle du réseau d’alliances entre ces parentèles dans les générations antérieures à la migration ; un phénomène identique s’observe dans les autres points de la diaspora archontale (Trieste, Livourne, Londres, etc.). Extension spatio-temporelle, donc, imprégnée de représentations partagées.

Au demeurant, il est intéressant de noter que la composante organisationnelle de la Communauté, la Confraternité, est matériellement établie (règlements) sur le mode de la transmission directe : en arrivant à Marseille, les archontes apportent le savoir-faire qu’ils avaient mis en pratique au sein de leur Communauté précédente ; il ne s’agit pas pour eux d’une activation mémorielle à partir de sources historiques, mais plutôt d’un transfert visant à rendre explicite ce qui est implicite dans leur bagage représentationnel. « Que le cadre se soit élargi ou resserré, à aucun moment, il ne s’est brisé » 33, les acteurs du groupe assurant spontanément, par autoactualisation immédiate et mimétique, la vie communautaire grecque à Marseille, comme ils l’avaient eux-mêmes déjà assurée à Trieste, Livourne ou Chios. Ce sont leurs souvenirs qui élaborent la forme marseillaise du groupe ainsi que ceux de leurs parents, proches, alliés qui occupent des fonctions ou jouent des rôles semblables aux leurs, au sein d’autres Communautés du réseau diasporique. Ces mémoires sont vives, immédiatement engagées et non restituées ex post. On se trouve bien en présence d’une continuité qui n’a rien d’artificiel puisqu’elle vit dans la conscience du groupe grec de « départ » et s’objective dans celui d’arrivée, par la médiation de la Communauté34.

Cependant, avec la pérennisation de sa reproduction, cette Communauté revisite le cadre au sein duquel s’insèrent les générations successives des descendants des archontes. Sous l’effet de l’exposition à leur environnement social marseillais et français, celles-ci intègrent à leurs représentations diachroniques de nouvelles sociocognitions, faisant ainsi émerger une configuration communautaire spécifique. Si la fondation de la Communauté est significative de la mémoire d’habitudes de ses archontes, d’une « collectivité mémoire » 35, la première génération migratoire ainsi que les suivantes vont transmettre en les remaniant les pratiques et représentations héritées de l’espace-temps réticulaire hellénique.

La Communauté n’est donc pas simplement mémoire vive, répétition, elle est également le lieu d’activation d’un passé re-travaillé, re-présenté, soumis à la dynamique des appartenances multiples que les résidents grecs vont développer sur place. Ayons présent à l’esprit que la première génération des familles archontales est avant tout une génération de rupture puisque de migration, qui s’installe et installe ensuite ses descendants chiotes sur le devant de la scène communautaire. D’une certaine manière, comme il y a eu la génération de 1821 pour l’hellénisme helladique, il y a, pour l’hellénisme de la diaspora et particulièrement pour celui de la migration en Méditerranée occidentale, la « génération de 1822 », celle des Chiotes qui, par milliers, émigrent vers cette aire géographique. Cette capacité à produire sa propre mémoire à partir de sédiments mémoriels, nous la retrouvons, par exemple, dans la redéfinition que subissent à Marseille les champs de compétence de la Communauté.

En évoquant plus haut la prégnance sociohistorique de la Communauté dans l’histoire hellénique, nous avons pointé son caractère persistant et successif en termes de groupe et de liens de sociabilité, permettant de l’assimiler à un modèle social (degré d’autonomie, cohésion endogroupe, hiérarchisation des fonctions, etc.). Sur le plan administratif, la Communauté tend à s’identifier, dans les territoires hellénisés, à une collectivité locale personne morale dotée d’attributions relevant du droit civil et du droit public.

Compte tenu du contexte sociopolitique français du XIXe siècle, la Génération marseillaise 36 va procéder à un travail de reconstruction plus que de remémoration de cette forme de souveraineté sociale, juridique et économique. Certes, sont répétés les grands équilibres structuraux, à savoir le contrôle des laïcs sur les clercs, l’émergence ou l’enracinement de la classe des notables (archontes ou démogérontes) ainsi que l’organisation fonctionnelle de l’église, mais cette réactivation s’accompagne d’un renouvellement fondamental du périmètre de compétence communautaire, et ce, pour une raison majeure : la construction stato-nationale française qui, tout au long de ce siècle, va « nationaliser » la société française par ses processus étatiques d’uniformisation uninationale. Par conséquent, il n’y aura pas d’espace pour un quelconque déploiement communautaire autonome dans le domaine public, à l’inverse de ce que les Empires multinationaux décentralisés autorisent, c’est-à-dire un régime de privilèges pour certaines communautés étrangères ; par exemple, la Confraternité de la Sainte Trinité sise à Livourne, sera – à travers ses épitropes – seule en charge de l’administration de la Communauté grecque de la ville ; elle se transformera après 1833 en corps civique chargé d’être l’interlocuteur des autorités centrales et locales, corps assimilable à une représentation politique de la Nazione greca de Livourne37. La Communauté grecque n’échappe pas à son contexte sociohistorique d’immersion et à la centralité de l’appartenance à la nation française 38 dans l’élaboration des identités collectives cultivées sur le territoire hexagonal ; ses champs d’intervention vont donc se restreindre au domaine confessionnel et à ses domaines connexes (philanthropie, assistance aux indigents, etc.), sans toutefois bénéficier d’une quelconque reconnaissance de sa personnalité morale, ce qui signifie ne pas être en capacité d’agir en son nom propre, d’un point de vue juridique et a fortiori sociopolitique.

La Génération de la Communauté fait surgir à Marseille en quelques années – alors qu’il a fallu plusieurs décennies à la colonie de Livourne ou de Trieste – un groupe cohésif et structuré par la mémoire vive, contemporaine et rituelle de Chiotes et autres descendants de dynasties archontales, autour du noyau central de leurs représentations : foi et rite orthodoxes, parentèles endocentrées, langue grecque et Communauté ; cependant, les spécificités de l’environnement d’accueil marseillais et français ont contraint cette Génération à imposer « de l’extérieur » à sa mémoire en action, des aménagements ou réinterprétations dont le réinvestissement du cadre communautaire est sans doute le plus impliquant, d’un point de vue collectif.

 Une analyse similaire appliquée au domaine de la langue ou des alliances matrimoniales nous montrerait cette articulation fine que la Génération a élaborée : elle répète en même temps qu’elle instaure le changement ; d’un côté, en fondant la Communauté, elle est vecteur de continuités fondamentales (religion, groupe et sociabilités communautaires, famille, langue, négoce) et de l’autre, presque simultanément, elle est acteur d’une reproduction qui n’est pas reproduction du même, à l’identique, mais la reproduction d’un « autre même ». Cela a été rendu possible parce que les ajouts et transformations opérés n’ont pas affecté – ou seulement de façon périphérique – leurs représentations axiales. En d’autres termes, l’unité et le sentiment d’unité39 ont pu être prégnants tout au long du XIXe siècle au sein du groupe grec par les conduites singulières distinctives de ses membres (orthodoxie, langue grecque, Communauté, alliances endogroupes), les conduites de « conformisation » 40 sociale apportées par le partage des espaces marseillais (langue française, sociabilités bourgeoises, monde économique) étant intégrées aux premières sans abandon, destruction ou transformation substantielle des premières, c’est-à-dire de leurs représentations fondamentales.

 En conclusion, quand la Génération initie à Marseille le processus de genèse communautaire, elle fait passer les Grecs d’une situation de colonie à celle de Communauté, modifiant ontologiquement leurs positionnements identitaires collectifs. L’état de cristallisation communautaire dessine les contours d’une configuration à valeur ajoutée identitaire : d’un côté, elle porte la force prescriptive des représentations fondamentales sociohistoriques véhiculées dans les foyers de l’hellénisme, de l’autre, elle autorise un phénomène d’acculturation, c’est-à-dire un transfert de valeurs et normes de la société d’accueil vers l’endogroupe, mais – et le, mais est ici fondamental – ce dernier a sélectionné, de manière consciente ou inconsciente, les emprunts qui, tous, ressortissent à des domaines faiblement symboliques 41 (négoce, statut social, sociabilités bourgeoises, territorialisation, etc.), les champs fortement symboliques (religion, nation, langue, Communauté, famille) ne se prêtant pas ou peu aux échanges.

D’une certaine manière, avec la Communauté, la Génération se dote d’un espace-outil de prise en charge des identifications et appartenances qui a permis aux Grecs de ne jamais transformer leur diacritique sociohistorique ni en renfort ni en repli identitaire.

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Notes

  • 1 Chacune d’entre elles étant un point de vue sur l’identité groupale, au même titre que « […] chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective […]. » M. Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 94.
  • 2 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925, Nouvelle édition, Presses Universitaires de France, 1952, p. 168.
  • 3 Par colonie, nous entendons la forme intermédiaire que prend le groupe grec, entre son arrivée et sa constitution en Communauté, à l’instar de J. Hassiotis qui définit la colonie – παροικία – comme un petit foyer de migrants créé « en dehors du large territoire de l’Orient grec orthodoxe ». Voir J. Hassiotis, Eπισκόπηση της ιστορίας της νεοελληνικής διασποράς, Thessalonique, Éditions Vanias, 1993, pp. 19-20.
  • 4 É. Levasseur, Histoire du commerce de la France. Première partie. Avant 1789, Paris, Arthur Rousseau, 1911, pp. 89-90.
  • 5 Citons, par exemple, le cas de la famille Badetti.
  • 6 Dans ce groupe figurent, par exemple, les deux Smyrniotes Thomas Spagnolakis et Anastase Calovolo, ainsi que le Chiote André-Marie Giustiniani. Tous les trois sont représentatifs, à des degrés divers, du profil sociographique du groupe migratoire en question. Le premier, arrivé à Marseille dans les années 1794-1795, rejoindra la colonie grecque florissante de Livourne quatre ans plus tard, à l’instar de Calovolo. Avant de devenir des membres éminents de la colonie toscane, ils entretiendront un courant d’affaires dynamique entre Marseille et Smyrne (blé et autres ressources frumentaires) et s’engageront, tant en faveur de la République naissante (contournement du blocus, acheminement de la correspondance diplomatique) que dans l’effort de libération nationale des Grecs. Homme de confiance de Koraïs (Coray), Spagnolakis participera, dans les premières années de l’Insurrection, à la diffusion du mouvement de renaissance intellectuelle, à travers la distribution de ses ouvrages dans les colonies grecques d’Occident.
  • 7 Le cas des Chiotes exilés à partir de 1822, hormis le fait du déplacement contraint, n’est pas comparable, tant du point de vue des conditions de migration (activation des réseaux familiaux) que du profil endocentré et massif du groupe qui émigre.
  • 8 Après avoir appartenu au corps des Chasseurs d’Orient, ce natif de Trikala se replie sur Marseille en 1814 où il exerce d’abord la fonction de commis chez un négociant local, avant d’ouvrir sa propre maison de commerce, en association avec un Zantiote (Caridy). À l’instar d’autres ex-militaires grecs, il intègre des loges maçonniques locales qu’il fréquentera avec assiduité. Les différents rapports administratifs effectués lors de sa demande de naturalisation, soulignent sa « vie réglée » et « l’attachement [qu’il a] pour la nation française ». Parallèlement aux liens qu’il tisse avec la France, on le retrouve agent de la Révolution grecque, membre du comité philhellénique de Marseille et surtout fervent orthodoxe, fortement engagé dans l’installation du culte dans la ville. Il sera l’un des membres fondateurs de la Confraternité, épitrope jusqu’en 1837 et participera à toutes les délibérations et assemblées jusqu’à son décès en 1852.
  • 9 Au sens de groupement, c’est-à-dire fondé sur des conduites et des œuvres collectives à accomplir, structurable ou structuré, et dont les forces centripètes l’emportent sur les forges centrifuges.
  • 10 Ils s’allient avec des parentèles locales dès la première génération et partagent avec les Marseillais leurs croyances et rites religieux (Église catholique romaine), ce qui a facilité sans aucun doute leur rapprochement avec les exogroupes locaux.
  • 11 Rejoints à partir des années 1840-1850 par d’autres parentèles archontales non chiotes (épirotes, constantinopolitaines etc.), tels les Zarifi, Zafiropoulo ou Mélas. Sont habituellement qualifiées d’archontales les lignées de la noblesse byzantine ou des grandes familles bourgeoises alliées. Nous préférons les définir par la prégnance de leurs marqueurs sociohistoriques (orthodoxie, langue grecque, pratiques matrimoniales endogroupes et réseaux à l’international).
  • 12 G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie – Vers la sociologie différentielle, tome 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 305.
  • 13 Citons : secours aux indigents, collecte de fonds pour les victimes crétoises de l’insurrection de 1867, création d’un hôpital grec à Marseille, etc.
  • 14 G. Gurvitch, op. cit., p. 447.
  • 15 À ne pas confondre avec la notion statistique de masse (regroupement quantitatif d’individus) ni celle de mouvement social.
  • 16 Période 1821-1830 pendant laquelle les Grecs de Marseille participeront à l’effort de libération nationale, aux côtés des volontaires philhellènes.
  • 17 G. Gurvitch, op. cit., p. 294.
  • 18 À rapprocher du Gemeinsamkeitsgefühl wébérien qui n’apparaît pas ex nihilo, mais est étroitement lié au fait d’avoir en commun (Gemeinsamkeit). Selon Weber, le sentiment – éminemment subjectif – d’appartenance à une communauté s’appuie sur des interactions réelles, les données objectives ou « fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ».
  • 19 Le règlement de 1855 en est la parfaite illustration.
  • 20 C. Paparrigopoulos, Ιστορία του Ελληνικού Έθνους, tome 5, édité et complété par P. Karolidis, 8e édition, Athènes, Eleftheroudakis, p. 114.
  • 21 S. Zambelios, Άσματα δημοτικά της Ελλάδος, εκδοθέντα μετά μελέτης ιστορικής περί Μεσαιωνικού Ελληνισμού, Αthènes, Éditions Dionisios Notis Karavias, 1986, p. 56.
  • 22 N. Moschovakis, Το δημόσιο δίκαιο στην Ελλάδα την εποχή της τουρκοκρατίας, Athènes, Éditions Archipelagos, 1998, pp. 72-75.
  • 23 D. A. Zakythinos, La commune grecque. Les conditions historiques d’une décentralisation administrative, in L’Hellénisme contemporain, Athènes, 1948, p. 420 sqq.
  • 24 Exemple : la répartition de la participation aux organes fonctionnels de la Communauté (conseils, éphories, tribunaux) et aux assemblées générales ou extraordinaires.
  • 25 Les règlements mettent en exergue la connexité des différents appareils organisés qui peuvent être assimilés à des conduites préétablies, fixées et situées.
  • 26 G. Gurvitch, op. cit., p. 435.
  • 27 Sur le pouvoir politique de la Communauté, voir G. Contogeorgis, Κοινωνική δυναμική και πολιτική αυτοδιοίκηση, οι ελληνικές Κοινότητες της τουρκοκρατίας, Athènes, Éditions A. Livanis Nea Synora, 1982, p. 17. L’auteur assimile à ce pouvoir les abus des archontes ainsi que leur tendance – dans la dernière période de l’Empire ottoman – à défendre un régime établi et à recourir à l’appareil répressif de l’occupant.
  • 28 G. Gurvitch, op. cit., p. 441.
  • 29 Allusion à la « communauté imaginée » ou “imagined community” de Benedict Anderson. Selon l’auteur, « toutes les communautés de taille plus importante que celle des villages primitifs du face-à-face (et peut-être même ceux-ci), sont imaginées ». Cela ne signifie pas qu’elles sont factices ou irréelles, mais qu’elles reposent sur une conscience d’appartenance commune (dimension subjective) nourrie d’un processus d’objectivation (langue commune, limites territoriales, etc.). Voir B. Anderson, Imagined Communities, London-New York, Verso, 2006, pp. 5-7.
  • 30 M. Halbwachs, Les cadres… mémoire, op. cit., p. 207.
  • 31 « La mémoire d’une société s’étend jusque-là où elle peut, c’est-à-dire jusqu’où atteint la mémoire des groupes dont elle est composée. » M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 134.
  • 32 M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, Chez l’auteur, 1983, p. 120.
  • 33 M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 141.
  • 34 « […] la condition nécessaire, pour qu’il y ait mémoire, est que le sujet qui se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu’il remonte à ses souvenirs d’un mouvement continu […]. » M. Halbwachs, idem supra, p. 130.
  • 35 P. Nora, Les Lieux de mémoire, t. 1, Paris, Quarto Gallimard, Paris, 1997, p. 23.
  • 36 Terme générique pour désigner les trois générations qui vont incarner le plus intensément la Communauté, soit jusqu’à la Troisième République.
  • 37 Pour Livourne, se reporter notamment à D. Vlami, The greek merchants of Livorno, 1700-1900, Thèse, Florence, European University Institute, p. 212 sqq.
  • 38 Cette réflexion vaut pour toutes les communautés étrangères ; il suffit de se reporter aux débats parlementaires de 1789 et notamment aux paroles de Clermont-Tonnerre à propos de la communauté juive : « Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Cité par G. Noiriel, « Français et étrangers », in P. Nora, Les lieux de mémoire, t. 2, p. 2436.
  • 39 Qui renvoie à un processus subjectif de mise en comparaison, effectué par les membres de la Communauté, de leur endogroupe avec les exogroupes.
  • 40 J. Kastersztein, « Stratégies identitaires des acteurs sociaux : approche dynamique des finalités », in C. Camilleri [sous la dir. de], Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990, pp. 27-42.
  • 41 Si l’on conçoit qu’au symbolique sont attachées les diverses formes du sentiment d’appartenance indissociablement lié au système de représentations stables ou « profondes » de l’endogroupe.

Michel Calapodis, « La Communauté grecque à Marseille au XIXe siècle »Cahiers balkaniques, 38-39 | 2011, 343-366. URL : http://journals.openedition.org/ceb/847 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.847


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