Envisager l’histoire des relations culturelles franco-grecques à travers le prisme de l’École française d’Athènes paraît a priori paradoxal : l’institution « athénienne », en effet, n’est pas un institut culturel, mais une école supérieure dépendant du ministère de l’Instruction publique, et destinée au départ à de jeunes normaliens censés venir perfectionner en Grèce leur connaissance de l’Antiquité grecque. La réalité toutefois est plus complexe, et la localisation de l’École hors du territoire français lui confère de fait un statut particulier : même si elle n’est pas rattachée au ministère des Affaires étrangères, elle n’en constitue pas moins un élément de la présence française en Grèce. À ce titre, elle a bien joué un rôle dans l’histoire des relations culturelles franco-helléniques.
Autant que la nature de ce lien culturel, c’est sa réciprocité qui pose problème : si l’École française d’Athènes a joué un rôle dans la diffusion en Grèce de la culture française, a-t-elle également contribué à faire mieux connaître en France la culture grecque contemporaine ?
Les membres de l’École d’Athènes ont pour objet d’étude la Grèce antique et ses vestiges, ce qui les isole a priori de la culture de la Grèce moderne. Pour eux, comme du reste pour l’ensemble des Français, la référence antique constitue soit un écran, qui empêche de voir la Grèce telle qu’elle est réellement, soit un modèle idéal par rapport auquel la Grèce moderne apparaît comme un repoussoir. Les « Athéniens »1 ne peuvent cependant totalement ignorer les réalités d’un pays dans lequel ils séjournent pendant deux ou trois ans, voire plus ; ils contribuent donc à diffuser en France une certaine image de la Grèce.
De 1846, année de fondation de l’École, à 1946, date de création à Athènes d’un Institut supérieur d’études françaises désormais autonome, ce sont cent années de relations culturelles inégales entre la France et la Grèce que l’on tentera d’appréhender, à la croisée des chemins entre histoire culturelle et histoire des relations internationales.
L A FIN DE L’ILLUSION PHILHELLÈNE (1846- FIN DES ANNÉES 1860
’École française d’Athènes, qui voit le jour dans la capitale du nouvel État grec le 11 septembre 1846, n’est pas une création ex-nihilo : elle est liée à la redécouverte de la Grèce antique, amorcée en Europe dès le XVIIIe siècle 2 , ainsi qu’à la lutte des Grecs pour leur indépendance : dans les années 1820, ce combat pour la liberté a suscité la sympathie des Européens et en particulier des Français, et a donné naissance à un vaste mouvement philhellène 3.
En relation avec cette double origine – intérêt renouvelé pour l’Antiquité d’une part, avènement de la Grèce en tant que nation à part entière d’autre part –, la fondation de l’École française d’Athènes répond au moins à deux objectifs. Elle est d’abord investie d’une mission « scientifique » : il s’agit de permettre à de jeunes étudiants français de venir compléter en Grèce leurs études classiques. Le décret fondateur reste toutefois assez vague quant aux buts spécifiques de l’institution. Il se contente de préciser dans son article premier que l’École d’Athènes est « une école française de perfectionnement pour l’étude de la langue, de l’histoire et des antiquités grecques à Athènes » 4. Plutôt que de passer la Grèce au crible d’une rigoureuse analyse scientifique, les futurs membres de l’École sont invités à s’imprégner de l’« atmosphère » antique en visitant le pays. L’article 3 reconnaît la nécessité d’un programme, mais sans en préciser le contenu 5. La deuxième mission de l’École française d’Athènes est plus officieuse mais tout aussi importante aux yeux de ses fondateurs. C’est un rôle de propagande, ou en tout cas de propagation de l’influence française en Grèce et dans toute la Méditerranée orientale. Cet enjeu est d’autant plus crucial que la nouvelle nation grecque est alors étroitement soumise au contrôle des « grandes puissances » qui sont intervenues aux côtés des Grecs lors de la guerre d’indépendance : Grande-Bretagne, Russie et France, qui se partagent alors, à Athènes, trois « clientèles » acquises à leurs intérêts respectifs 6.
Ce rôle de vecteur de l’influence culturelle française est-il, aux yeux des fondateurs, le plus important des deux ? C’est en tout cas celui qui fait l’objet du programme le plus précis : l’article 4 du décret fondateur du 11 septembre 1846 stipule en effet que l’École d’Athènes « pourra ouvrir, avec l’autorisation de S.M. le roi de la Grèce, des cours publics et gratuits de langue et de littérature françaises et latines »7 . Les futurs « Athéniens » sont également habilités à conférer le baccalauréat des lettres aux élèves des écoles françaises et latines des régions riveraines de la Méditerranée orientale.
L’enseignement de la langue française se met rapidement en place : les cours de français sont dispensés gratuitement par les membres de l’École à de jeunes étudiants grecs. Après quelques séances ponctuelles, amorcées au printemps de 1847 et interrompues pendant l’été, les leçons reprennent de façon régulière le 3 novembre 1847. Elles se poursuivent jusqu’au premier semestre de 1849 et rencontrent un succès certain : dès le mois de décembre 1847, on compte deux cent quarante-sept auditeurs, qui ne sont d’ailleurs pas tous des étudiants : assistent également aux séances des avocats, des médecins, des employés du gouvernement, et des prêtres de l’Église orthodoxe grecque8.
Les membres de la nouvelle École d’Athènes sont donc, avant tout, des représentants de la France. L’étude de l’Antiquité classique apparaît comme un moyen plus que comme une fin en soi : par le biais des études antiques, les « Athéniens » doivent diffuser en Grèce l’influence française. À la fin de l’année 1846, une lettre personnellement adressée par le ministre de l’Instruction publique à chacun des nouveaux membres résume les devoirs des « Athéniens » :
« La mission nouvelle que je vous ai confiée impose un devoir pour l’accomplissement duquel je compte sur votre dévouement. Le premier de ces devoirs est le respect des institutions et des mœurs du pays que vous allez habiter. […] Vous devez y faire aimer et respecter le nom de la France par la modestie de votre caractère, par votre zèle pour la science, par le culte éclairé de l’Antiquité classique […] »9.
Le 24 décembre 1846, la première promotion de l’École d’Athènes est officiellement constituée. Elle se compose de sept membres : Charles Lévêque et Émile Burnouf, agrégés de philosophie, Emmanuel Roux, Antoine Grenier, Charles Benoît et Charles Hanriot, agrégés des classes supérieures, et Louis Lacroix, agrégé d’histoire 10.
En compagnie du directeur Daveluy et d’un secrétaire-interprète, Jules Blanchard, ils débarquent à Athènes au mois de mars 1847. Ils sont à eux seuls l’École d’Athènes tout entière, comme l’explique Charles Lévêque, l’un des nouveaux membres : « Comment, au débarqué, aurions-nous trouvé l’École d’Athènes, puisqu’elle n’avait d’existence réelle qu’en nous-mêmes qui l’apportions ? »11.
La communauté française d’Athènes encadre les nouveaux arrivants. Le mal du pays s’en trouve sans doute atténué, mais pas l’ambiguïté de la première promotion, même si, selon lui, la nouvelle institution n’est pas l’un des avatars du « parti » français :
« Nous sommes tous occupés de nos aménagements et de nos visites aux autorités françaises, qui nous ont accueillis et pilotés, conduits même partout, avec un empressement touchant. Il est bon de se tenir serrés entre les partis de la Russie et de l’Angleterre et de la France, tout en se faisant une position indépendante de toutes les factions. Nous sommes forcément un camp, mais un camp de lettrés »12.
Roux se positionne en dehors des partis mais reconnaît néanmoins qu’il appartient à un camp. C’est donc qu’il y a bien, à Athènes, un affrontement latent entre différents adversaires ; c’est aussi que Roux considère les « lettrés » comme une catégorie à part. Veut-il marquer par-là la distance entre l’École d’Athènes et la Légation de France ?
Dès le 19 octobre 1847 cependant, les « Athéniens » ont été dotés d’un costume « semi-diplomatique » : en plus des cours de français gratuitement dispensés aux enfants de la bourgeoisie athénienne, les membres de l’École française d’Athènes sont, en effet, également tenus d’exercer une fonction de représentation lors des soirées de la Légation de France à Athènes 13 .
Certains « Athéniens » s’en accommodent, d’autres sont plus réticents. Tous cependant sont convaincus que la présence française en Grèce doit s’affirmer désormais par le biais culturel. Comme l’écrit Emmanuel Roux, l’heure n’est plus au combat armé aux côtés des Grecs puisque ceux-ci ont acquis leur indépendance :
« Maintenant la Grèce studieuse, mais pauvre, demande des maîtres qui lui donnent leur enseignement et ne le lui vendent pas. Quelle occasion de lui inculquer, avec notre langue et notre littérature, nos idées et nos sentiments ! Déjà, le français l’emporte en Grèce même sur l’italien : ses progrès seront ceux de notre parti »14 ;
L’évolution personnelle d’Emmanuel Roux est significative : Roux avait considéré la lettre du ministre aux futurs membres de l’École comme une « mystification » et, à son arrivée à Athènes, en mars 1847, pensait encore que l’École française pouvait se tenir à l’écart de la politique. Quelques mois plus tard, en septembre 1847, il livre à sa famille une opinion beaucoup plus désabusée. Après six mois de séjour en Grèce, en effet, il est forcé de se rendre à l’évidence : le ministre était sérieux quand il parlait de faire aimer et honorer à l’étranger le nom de la France :
« Nous pensions venir en Grèce dans un but littéraire, tandis que les lettres n’étaient que le prétexte de notre voyage, et un moyen de réussite pour notre politique. Nous nous en sommes bien aperçus, sans en rien dire, du moment que nous y avons mis les pieds, et l’on nous avoue maintenant ce que l’on ne saurait nous cacher. M. Piscatory 15 nous a dit nettement ce matin qu’il voulait trouver en nous des instruments de sa politique »16.
À l’origine, le rapport culturel entre les deux pays, France et Grèce, semble donc inégal, d’autant plus que ce que viennent chercher en Grèce les jeunes Français, c’est avant tout, voire exclusivement, une meilleure connaissance de l’Antiquité grecque. S’ils apprennent tous le grec moderne, c’est à des fins essentiellement utilitaires : ils peuvent ainsi voyager en Grèce sans interprète. Mais comme le reste des Français, les membres de l’École d’Athènes ne parviennent pas à considérer le grec moderne autrement que comme une langue abâtardie. Il est pourtant étudié en France depuis l’époque de la Révolution – depuis 1795 exactement –, et une chaire de grec moderne a été définitivement établie au Collège de France en 1819 17. Malgré tout, la percée de cet idiome dans l’Université française reste faible ; en revanche, c’est l’intérêt pour le grec ancien qui s’accroît. On peut même parler, entre 1810 et 1830, d’une véritable renaissance hellénique 18 .
Cette revalorisation est significative : le seul grec véritable est évidemment la langue des Anciens.
Le présent de la Grèce laisse semble-t-il les « Athéniens » relativement indifférents ; et quand ils se penchent sur la Grèce contemporaine, c’est pour en propager une image résolument négative. Or jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est l’École française d’Athènes qui détermine la quasi-totalité de ce qui s’écrit en français sur la Grèce. Les « Athéniens » en effet ne sont pas de simples voyageurs, mais ils résident en Grèce pendant une ou plusieurs années, et restent plus libres de leurs mouvements et de leurs opinions que les diplomates. D’autre part, quand un voyageur français se rend en Grèce, il ne
manque pas, lors de son passage à Athènes, de séjourner à l’École française, ou en tout cas d’utiliser les services de tel ou tel membre de l’École qui lui servira de guide sur les prestigieux sites de la Grèce antique. C’est donc l’École d’Athènes qui, au moins pendant les vingt premières années de son existence, donne le ton en matière de philhellénisme et de mishellénisme 19 . Des « Athéniens », on attend des « impressions de Grèce », et le directeur de la Revue des Deux Mondes leur ouvre même ses colonnes. Dans ce contexte, l’ouvrage d’un ancien membre de l’École rencontre en France un succès retentissant. Il s’agit de La Grèce contemporaine d’Edmond About. About a passé deux ans à l’École d’Athènes, de 1851 à 1853, deux années pendant lesquelles il s’est profondément ennuyé : il s’intéresse peu, voire pas du tout, à l’Antiquité grecque ; quant à la vie mondaine dans la capitale grecque, il la trouve passablement moins brillante que celle des salons parisiens qu’il est habitué à fréquenter 20. Quand About publie en 1854 La Grèce contemporaine, le philhellénisme est déjà largement passé de mode. On peut dire qu’il était déjà caduc au moment de la création de l’École française d’Athènes, ayant en réalité commencé à se déliter dès les années 1830 21. Le livre d’About, qui passe pour l’ouvrage fondateur du mishellénisme, n’en est en fait que le produit, mais va définitivement stigmatiser la Grèce moderne auprès de l’opinion française. About se moque de la cour du roi Othon, et dénigre de façon générale le caractère grec : les Grecs du milieu du XIXe siècle sont présentés comme un peuple de bandits de grands chemins, fondamentalement malhonnêtes, et n’ayant rien à voir avec leurs prétendus ancêtres du siècle de Périclès. La vision très négative de la Grèce véhiculée par La Grèce contemporaine fige pour long- temps – au moins pour toute la deuxième moitié du XIXe siècle – l’image de la Grèce moderne auprès du public français, car l’ouvrage bénéficie d’un retentissement considérable et fait l’objet de nombreuses rééditions.
DE LA RÉHABILITATION DE LA GRÈCE MODERNE À LA « PROPAGANDE INTELLECTUELLE » (ANNÉES 1870-FIN DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE)
Un double courant se met alors en place : d’un côté, les écrivains et philosophes pour qui le voyage en Grèce, réel ou rêvé, est surtout prétexte à parler de soi, à se chercher soi-même. Pour eux, seule la Grèce antique a droit de cité. Le deuxième courant, illustré par certains des membres de l’École française d’Athènes, se propose au contraire de faire découvrir au public français les réalités de la Grèce contemporaine. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, nombreux sont en effet les « Athéniens » qui, à la différence d’About, considèrent qu’une connaissance approfondie de l’Antiquité passe par un intérêt parallèle pour les habitants qui occupent les sites antiques. Dès 1863, Antoine Grenier, qui a fait partie de la première promotion de l’École française, publie La Grèce en 1863, ouvrage dans lequel il décrit sous un jour plutôt favorable non pas la Grèce de 1863 mais celle de 1847, telle qu’il l’a découverte au moment de son arrivée à Athènes 22.
Dans un bilan intitulé La Grèce en 1869, c’est Émile Burnouf, ancien membre et directeur de l’École depuis 1867, qui livre à son tour un vibrant plaidoyer en faveur de la Grèce moderne, essayant d’attirer l’attention de ses compatriotes sur les difficultés dans lesquelles se débat la jeune nation grecque. Dix-sept ans plus tard, Burnouf livre un texte remanié dans La Grèce en 1886, où il prend à nouveau la défense de la Grèce moderne.
Ces prises de positions de certains membres de l’École d’Athènes sont relayées en France par les travaux de l’universitaire Émile Egger, qui tente de réhabiliter le grec moderne ainsi que la littérature grecque contemporaine 23.
Paradoxalement, au même moment, c’est l’hellénisme qui, en France, marque le pas. La défaite de 1870-71 contre la Prusse constitue un tournant dans ce domaine. En 1867, le marquis de Queux de Saint-Hilaire avait fondé l’Association pour l’Encouragement des Études grecques, dont le but était essentiellement philologique – le Bulletin publié par l’Association est l’ancêtre de la Revue des Études grecques ; mais après 1870, c’est désormais l’Allemagne, ennemie détestée, qui apparaît comme la patrie de l’hellénisme. L’admiration des Français pour la science allemande, à la supériorité incontestée, se double dorénavant, au gré des aléas de la politique, d’une rivalité exacerbée et d’un désir de surpasser les maîtres germaniques 24. « Après 1870, l’admiration pour l’Allemagne intellectuelle se transforme en volonté de l’égaler et même de la dépasser sur ses terrains d’excellence »25 , c’est-à-dire la philologie, l’archéologie et l’épigraphie.
Or cette rivalité franco-allemande est à l’origine d’une réorientation des activités de l’École française d’Athènes. En 1874, alors même que l’Allemagne n’a pas encore d’institut archéologique à Athènes, les Allemands obtiennent du gouvernement grec une convention qui leur accorde pour dix ans l’exclusivité des fouilles archéologiques sur le site d’Olympie. L’émoi est grand dans le camp français, où l’on n’a jamais, depuis trente ans, songé à réclamer au gouvernement grec la signature d’une telle convention 26. Un an plus tard, en 1875, un nouveau directeur, Albert Dumont, arrive à la tête de l’École. Il va la doter de deux outils véritablement scientifiques : une revue, le Bulletin de Correspondance hellénique, qui rendra compte des recherches et travaux des membres ; et un Institut de Correspondance hellénique, destiné à centraliser à l’École toutes les découvertes archéologiques réalisées en Grèce et dans l’ensemble du Levant.
Outre le directeur et les membres de l’École d’Athènes, l’Institut de Correspondance hellénique accueille aussi des correspondants grecs et contribue à créer autour de l’École française un réseau à la fois francophone et francophile.
Cette réorientation de l’École française d’Athènes ne transforme pas directement les relations culturelles franco-helléniques. Elle a cependant une répercussion sensible sur la crédibilité scientifique de la France et contribue à ancrer définitivement l’École française d’Athènes dans le paysage athénien.
D’autre part, la France entame à son tour des démarches auprès du gouvernement grec pour obtenir la concession d’un site archéologique, celui de Delphes. Les pourparlers durent près d’une quinzaine d’années, sans cesse entravés par des considérations rien moins que scientifiques – la Grèce prenant prétexte des négociations pour tenter d’imposer à la France des concessions en matière économique 27.
En 1892 s’ouvrent enfin les fouilles françaises de Delphes, qui vont devenir pour longtemps la vitrine de la science française en Méditerranée orientale.
L’influence française prend aussi une forme plus concrète avec la reprise et l’institutionnalisation des cours de français. Mis en place dans les premiers mois d’existence de l’École, les cours de français prévus par les statuts originels avaient été très vite abandonnés, dès 1849. Au début du XXe siècle, l’idée ressurgit à l’instigation de Théophile Homolle, directeur de l’École depuis 1891 : en 1903, il propose à son ministre de tutelle, le ministre de l’Instruction publique, la création au sein de l’École d’Athènes d’une école laïque d’enseignement du français 28. Le 14 avril 1882, Henry Giffard, ingénieur civil, était décédé à Paris en faisant de l’État français son légataire universel. En 1903, après la proposition d’Homolle, une somme de 115 000 francs, reliquat de ce legs, est accordée à l’École d’Athènes pour l’achat d’un terrain en vue de la création d’une école annexe spécialisée dans l’enseignement du français. Quelques mois plus tard, alors qu’un nouveau directeur, Maurice Holleaux, a remplacé Homolle, l’École française d’Athènes fait l’acquisition de terrains mitoyens sur lesquels est édifié, en 1906, le nouveau bâtiment 29. De 1906 à 1913, l’« école Giffard » – c’est ainsi qu’on l’appelle désormais – fonctionne dans des cadres restreints, ceux d’une école primaire qui, par définition, ne touche qu’une fraction minime de la population grecque. Ce sont les membres de l’École d’Athènes qui assurent l’enseignement. En 1912-1913, Théophile Homolle revient brièvement à la tête de l’École d’Athènes. Il demande la modification des structures de l’« école Giffard » et obtient la création dans ses locaux d’une salle de conférences. Pour Homolle, c’est là « l’amorce de la transformation de l’humble « école primaire » primitive en un « Institut supérieur d’études françaises » 30
Cette action de propagande française auprès du public grec culmine au moment de la Première Guerre mondiale. En 1914, juste avant le début du conflit, les membres de l’École d’Athènes avaient commencé à fouiller à Philippes, en Grèce du Nord. La guerre interrompt brutalement les fouilles en cours d’exécution, suspend l’ambitieux programme élaboré pour l’année 1914, et rend impossible l’ouverture des travaux prévus pour la saison d’automne 31. Les opérations militaires en Orient sont toutefois l’occasion de découvertes archéologiques fortuites, offrant ainsi au conflit armé un contrepoint scientifique. Dès le mois de septembre 1915, avant même de quitter la France, le général Sarrail, commandant des forces françaises en Orient, réunit autour de lui quelques savants, dont un jeune chartiste parisien, Léon Rey, que lui ont recommandé des amis communs 32. Nommé maréchal des logis dans le corps expéditionnaire de Macédoine, Léon Rey souhaite renouer avec la tradition des grandes expéditions du XIXe siècle, en alliant opérations militaires et travaux scientifiques ; le 20 mai 1916, il fonde à Salonique le « Service archéologique de l’Armée d’Orient » qui compte dans ses rangs une dizaine d’« Athéniens » de promotions différentes. Tous mettent leurs compétences au service des armes françaises : l’École d’Athènes, en effet, pouvait difficilement rester à l’écart de cette aventure militaro-archéologique.
En 1916, l’École subit de plein fouet les retombées des hostilités, et en particulier de la guerre civile latente qui couve dans le royaume grec. Depuis 1914, le roi de Grèce Constantin, malgré sa germanophilie – il est le beau-frère de l’empereur d’Allemagne Guillaume II – s’efforce de maintenir son pays dans la neutralité. En revanche, son Premier ministre Venizélos, qui souhaite poursuivre les conquêtes territoriales grecques aux dépens de deux puissances alliées de l’Allemagne, la Bulgarie et la Turquie, milite en faveur d’une entrée en guerre de la Grèce aux côtés de la Triple Entente. Pour forcer le roi à s’engager, Venizélos, au mois d’octobre 1915, encourage les Alliés à débarquer à Salonique. La détérioration des rapports entre Constantin et son Premier ministre est parallèle au désaccord croissant entre les membres de l’Entente et le gouvernement royal de la Grèce. En octobre 1916, Venizélos s’installe à Salonique où il établit, avec l’accord des Alliés, son propre gouvernement33. En décembre 1916, les forces britanniques et françaises atterrissent au Pirée et progressent vers Athènes, afin de garantir la neutralité des zones contrôlées par le pouvoir royal ; mais les 1er et 2 décembre 1916, le roi Constantin fait donner la troupe contre les forces alliées qui venaient de parvenir à Athènes, et ce malgré sa promesse officielle de rester neutre. L’École française est au cœur des combats, et subit les conséquences des affrontements.
Le 4 décembre 1916, le directeur Gustave Fougères décide de faire évacuer les membres de l’École vers le Pirée, d’où ils regagnent provisoirement la France.
L’École française est fermée, victime des circonstances, mais aussi de son statut particulier : elle est perçue par les autorités grecques comme l’un des instruments de la présence française, et ses activités archéologiques ne garantissent pas, aux yeux des Grecs, sa neutralité. C’est la première fois, depuis 1846, que l’École interrompt ses activités. Au mois de juin 1917, le général Sarrail exige l’abdication du roi Constantin de Grèce en faveur de son fils Alexandre ; le changement de règne est effectif le 12 juin. Quelques jours plus tard, Fougères regagne Athènes, et l’École française peut recommencer à fonctionner. Il faut toutefois reconstituer les effectifs, désorganisés par plus de six mois de fermeture forcée. En 1917-1918, l’École fonctionne avec trois membres réguliers au lieu de six, auxquels s’ajoutent un membre libre et un professeur qui enseigne à l’« école Giffard » 34.
En dépit de ces aléas, l’École française d’Athènes, avant décembre 1916 et après juin 1917, fonctionne comme l’un des principaux centres de propagande alliée en Grèce en faveur de la Triple Entente. Les débuts, pourtant, ont été difficiles. Une fois de plus, les Allemands sont en avance : dès février 1915, la propagande allemande en Grèce s’est mise en place, l’Allemagne finançant notamment un bi-hebdomadaire en langue française, La Gazette d’Athènes, dont les articles sont systématiquement hostiles à l’Entente et à la politique menée par Venizélos 35. Les Français sont plus longs à s’organiser : c’est à la fin de l’année 1915 seulement que la « propagande intellectuelle » française est officiellement confiée à Fougères et aux élèves de l’École d’Athènes 36.
L’enseignement de la langue française occupe une place de choix au sein du dispositif de propagande, ainsi que des conférences en français qui ont lieu régulièrement dans les locaux de l’École. À partir de janvier 1918, la situation politique en Grèce se clarifie : la mobilisation générale est décrétée, et l’armée grecque participe à l’offensive finale lancée en septembre 1918 par l’armée d’Orient, offensive qui se termine par la capitulation de la Turquie et de la Bulgarie 37.
Pendant la période de détente, entre janvier et septembre 1918, Fougères prend en charge la Ligue franco-hellénique. Créée en 1913, la Ligue a eu pour premier président le général Eydoux, réorganisateur de l’armée grecque avant les guerres balkaniques. Pendant le premier conflit mondial, la Ligue franco-hellénique, sou- tenue à la fois par l’École française d’Athènes et par la Mission militaire française en Grèce, concentre ses efforts « sur le renforcement de l’influence politique et le rétablissement de la confiance en la France » 38. D’après Fougères, l’action menée par la France a été couronnée de succès. Il évoque en particulier le succès des conférences militaires faites par des officiers français et grecs, dans le but de favoriser la mobilisation hellénique : elles furent selon lui « suivies avec fidélité par un public aussi nombreux que sympathique » 39.
Le témoignage de Fougères est bien entendu sujet à caution : il livre ces souvenirs près de dix ans après les faits, et il a sans doute intérêt à présenter son action sous un jour favorable. Il est malaisé d’évaluer l’influence véritable de la « propagande » menée en Grèce par l’École française d’Athènes pendant la Première Guerre mondiale. Constatons simplement que dans d’autres pays neutres, où la France ne possède pas d’institution comparable – c’est le cas notamment en Espagne –, la triple Entente n’a pas réussi à faire triompher ses vues. Même si elle n’a évidemment pas, à elle seule, fait basculer la Grèce dans le camp des Alliés, l’École française d’Athènes a bien été, pendant le premier Conflit mondial, l’un des éléments du réseau d’influence français en Grèce 40.
VERS UN INSTITUT FRANÇAIS AUTONOME (DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES À LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE)
De l’entre-deux-guerres à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les deux fonctions de l’École d’Athènes – propagation de l’influence française d’une part, recherche archéologique d’autre part – deviennent progressivement autonomes l’une par rapport à l’autre. Apparue dans les rapports directoriaux pendant le premier conflit mondial, en liaison avec l’effort de guerre, la rubrique de « propagande intellectuelle » devient une section permanente des courriers des directeurs aux ministres, même après 1918 : pour démodée qu’elle nous apparaisse aujourd’hui, l’expression est couramment employée par les hommes qui ont alors mission de développer l’influence française en
Méditerranée orientale.
Le début des années 1920 est une période d’instabilité politique pour la Grèce : le changement de régime, à l’automne 1920, amène une réduction provisoire du nombre de cours et conférences dispensés par l’École d’Athènes et les autres instituts étrangers. Les événements d’Athènes, ainsi que la reprise de la guerre avec la Turquie, influent donc sur l’activité pédagogique de l’École comme sur l’organisation de la « propagande intellectuelle » 41. Les événements de 1922, en particulier, vont provoquer en France un élan de sympathie envers la Grèce, presque comparable à celui qui avait mobilisé l’Occident au moment de la guerre d’indépendance dans les années 1820. À Paris, on célèbre en 1927 le centenaire de la bataille de Navarin, en 1930 celui de l’indépendance 42.
Les membres ou anciens membres de l’École d’Athènes participent évidemment à ces manifestations. Ils s’impliquent également dans un certain nombre de revues qui voient le jour dans l’entre-deux-guerres : les années 1920 et 1930 sont en effet marquées par l’apparition de publications périodiques de haut niveau, exclusivement consacrées à la Grèce moderne. Ni feuilles de propagande ni revues scientifiques, ces périodiques se partagent l’art, la littérature et l’histoire contemporaines de la Grèce. Leur durée de vie, assez longue, implique la présence d’une audience fidèle et traduit l’intérêt d’une partie du public français pour la culture de la Grèce contemporaine.
Toutes ont en commun d’être liées au milieu grec, qu’elles soient animées par des personnes lui appartenant, ou qu’elles possèdent un siège en Grèce.
Dans l’ordre chronologique, la première de ces revues est L’Acropole. Revue du monde hellénique, qui paraît de 1920 à 1935 43. En 1935, année où disparaît L’Acropole, lui succède une autre revue : L’Hellénisme contemporain, qui paraîtra jusqu’en 1956. La revue est initialement prévue pour publier des traductions françaises de littérature grecque moderne. La littérature grecque moderne, dans les années 1920-1930, est en effet encore large ment ignorée en France, comme s’en étonne en 1928 l’« Athénien » Louis Roussel qui a lui-même consacré sa thèse à un dramaturge grec contemporain. Selon lui, cette ignorance est due à l’omniprésence de l’hellénisme antique, qui continue à faire écran par rapport à la Grèce moderne 44. L’Hellénisme contemporain s’ouvre ensuite aux études critiques et historiques, comblant ainsi le vide provoqué par la ligne de plus en plus scientifique de la Revue des études grecques et du Bulletin de Correspondance Hellénique. Enfin, entre 1934 et 1939, on retrouve dans Le Voyage en Grèce la signature de nombreux « Athéniens » : à de rares exceptions près, les collaborateurs du Voyage en Grèce communient dans le même culte de la Grèce et cherchent à jeter les bases d’un nouveau dialogue, « d’égal à égal avec la Grèce, de mère devenue sœur aînée » 45.
À Athènes, le directeur de l’École française – il s’agit de Charles Picard, qui a succédé à Gustave Fougères en 1919 – a désormais partie liée avec un certain nombre d’organismes français qui ne s’occupent pas d’archéologie : la Ligue franco-hellénique, l’hôpital français, le Cercle féminin français, où d’im portantes bibliothèques sont constituées par l’entremise de l’École. Picard a d’autre part accepté d’entrer au Comité administratif de l’Institut Pasteur hellénique, et de reprendre la présidence du Comité d’action Athènes-Pirée de l’Alliance française, « afin de concentrer entre ses mains le plus possible de l’œuvre de propagande intellectuelle en Grèce » 46. Ces activités, on le voit, n’ont que peu de rapport avec l’archéologie. Elles témoignent des ramifications étroites qui lient l’École d’Athènes à des institutions plus directement axées sur la propagation de la culture française en Grèce et dans le Levant.
L’« école Giffard » rencontre, quant à elle, un succès croissant et continue de remplir sa mission de propagation de la francophonie, en s’adressant directement à la population grecque. Dès la fin du XIXe siècle, la plupart des pays européens ont accordé une place prépondérante « aux activités d’enseignement, et en particulier à l’apprentissage de la langue » 47. Les premières initiatives étaient en général d’ordre privé, comme par exemple la création en 1883 par Paul Cambon du réseau de l’Alliance française, destiné à diffuser la langue et la culture françaises à travers le monde. Comme on l’a vu, la Première Guerre mondiale n’a fait qu’accélérer le processus, la langue restant le vecteur privilégié « d’une pénétration qui se fait encore de façon à peu près exclusive par le truchement du parler et de l’écrit » 48. Dans les rapports directoriaux, l’école primaire annexée à l’École française commence à être qualifiée d’« Institut d’Études françaises ». Du milieu des années 1920 jusqu’à la veille du second conflit mondial, l’institution compte entre six cents et sept cents inscrits chaque année. En 1927, le directeur mentionne le « développement très satisfaisant de Giffard » 49 ; en 1931, il évoque encore l’« activité toujours grandissante de Giffard 50 ».
L’enjeu est d’autant plus important que l’apprentissage du français en Grèce est en train de perdre du terrain. Dès 1924, la Légation d’Allemagne en Grèce a donné communication au ministère grec de l’Instruction publique d’un vaste programme de cours et de conférences techniques ou littéraires prévus pour l’hiver 1924-1925. À nouveau, l’Allemagne est en passe de concurrencer sérieusement la France. Si la situation géopolitique a changé – notamment avec l’apparition d’un nouvel État national, la Turquie – les modalités de la concurrence internationale dans l’Est du bassin méditerranéen n’ont guère évolué : pour la France, l’Allemagne tient toujours, malgré sa défaite de 1918, le même double rôle de modèle et de repoussoir. En 1924 toujours, le directeur de l’École fait état d’un projet déposé par l’Université de Salonique à la Chambre grecque, et qui « associe sur le même plan les enseignements “supérieurs” du français, de l’anglais et de l’allemand : innovation qui équivaut pour nous à la perte d’un privilège » 51, le français ayant eu jusque-là la prééminence. Est-ce un signe du recul de l’influence française ? L’impression qui prévaut alors en France est celle d’une perte d’audience par rapport aux autres pays occidentaux. C’est en tout cas l’opinion de Raymond Poincaré :
« […] Nos missions périclitent partout. Elles sont battues en brèche par les nations concurrentes, qui dépensent, à soutenir les leurs, des sommes beaucoup plus considérables que nous, et, sur tous les points du globe, notre influence intellectuelle, notre langue, nos écoles sont menacées. Chaque jour qui passe aggrave le danger » 52.
L’« école Giffard » propose pourtant des cours très diversifiés : cours préparatoire, élémentaire et supérieur, pour filles et garçons ; mais leur retentissement est limité à la capitale grecque. Aussi le directeur de l’École française songe-t-il à créer des cours par correspondance, « pour intéresser la province à notre propagande intellectuelle » 53. L’Institut dispense également des cours spécifiques pour de jeunes Grecs qui se destinent à l’enseignement du français. En 1924 en effet, le gouvernement grec a manifesté sa volonté de voir l’École française prendre en charge la formation des futurs professeurs de français. Les représentants des autorités grecques estiment que l’École d’Athènes est la plus apte à assumer ce rôle, plus que n’importe quelle autre institution française : une note émanant du gouvernement grec précise que « l’École est parfaitement au courant de nos mœurs, de notre mentalité, de nos besoins, de notre langue, alors que des professeurs venus en mission pour quelques années se trouvent être nécessairement étrangers au pays » 54. Ce satisfecit donné à l’École suscite la fierté du directeur, qui fait part au ministre de l’attrait témoigné pour les auditeurs, aussi bien pour les cours que pour les conférences 55. L’Institut de Correspondance hellénique, créé par Albert Dumont au milieu des années 1870, connaît également un certain renouveau dans la période de l’entre-deux-guerres. Sa mission toutefois a été légèrement infléchie : désormais son activité consiste surtout à organiser des conférences destinées à la frange aisée de la population grecque. Les conférenciers – il s’agit le plus souvent du directeur lui-même ou des membres de l’École – abordent différents thèmes destinés à faire mieux connaître l’Antiquité grecque, mais aussi les découvertes réalisées par les « Athéniens » 56. Au même titre que les cours de français dispensés par les enseignants de l’« école Giffard », les conférences font partie de la mission de « propagande intellectuelle » institutionnalisée au moment de la Première Guerre mondiale. L’expression disparaît finalement des rapports directoriaux à partir de 1932. Est-ce un signe des temps ? Les termes sont-ils désormais trop connotés ?
Toutefois, la pratique demeure, et, au-delà des changements de direction, les conférences se poursuivent de façon régulière. Quel est le retentissement de l’action menée par l’École, tant auprès de la population grecque que dans le milieu universitaire français ? Son impact réel en Grèce est sans doute limité : si le véhicule linguistique induit bien la domination culturelle, il reste avant tout un instrument de « clientélisation » des élites plus que de l’ensemble de la population 57. Les cours de français ne sont pas dispensés gratuitement 58 ; quant aux conférences, elles ne sont précisément accessibles qu’aux populations francophones. L’influence de l’École en ce domaine est donc à replacer dans un réseau plus vaste : celui de l’ensemble des établissements français – y compris les institutions religieuses – qui enseignent la langue française en Grèce.
L’« école Giffard » obtient son émancipation définitive en 1946, année où elle est transformée en un « Institut supérieur d’études françaises » autonome par rapport à l’École d’Athènes, avec son propre budget, ses propres cadres et son propre directeur. Cet Institut assume officiellement les fonctions purement « culturelles » qui étaient jusque-là dévolues à l’École française, cette dernière étant censée se vouer exclusivement à l’archéologie. La rupture paraît a priori incontestable : elle est exactement contemporaine de la mise en place, par le ministère français des Affaires étrangères, du Bureau des missions culturelles. Cette récupération de la politique culturelle française par les Affaires étrangères semble dispenser l’École d’Athènes de toute mission autre que scientifique :l’École pourra désormais se consacrer à la seule recherche archéologique.
Dans un article de la Revue historique daté de 1948, Charles Picard se félicite que l’École française d’Athènes se soit orientée dans une voie de plus en plus scientifique, mais se contredit quelques lignes plus loin en déplorant que la création d’un Institut français à la gestion autonome ait privé l’École française d’Athènes d’une partie de son rayonnement. L’ancien directeur juge avec sévérité l’action et le personnel de l’Institut français :
« L’Institut “libéré”, richement doté d’un personnel pléthorique, n’a pas manqué de se poser en rival de la maison-mère ; notre effort national s’est trouvé dissocié. Valait-il la peine d’attirer en Grèce tant de littérateurs-conférenciers en quête de périples fructueux ? Venus pour parler surtout d’eux-mêmes, ils n’ont eu cure d’apprendre, le plus souvent, ce qui peut, seulement, sauver la grandeur de la France à l’étranger : moins les effusions de notre littérature affective que les progrès de nos apports scientifiques de tout ordre »59.
Pourtant la rupture semble bien consommée entre mission de propagande et recherche archéologique, et la création de l’Institut a peut-être libéré l’École de ce devoir d’influence qui s’exerçait souvent au détriment de la recherche scientifique.
À l’inverse de Charles Picard, on pourrait considérer en effet que la scission entre École française et Institut marque l’aboutissement d’un long processus au terme duquel, un siècle après sa création, la mission « athénienne » a enfin su affirmer clairement sa vocation scientifique d’institut archéologique, laissant à d’autres instances le soin de célébrer ouvertement les vertus de la culture française. Les cours de français confiés aux « Athéniens » des premières promotions, le rôle de Professeurs assumé par les membres de l’École pour la collation des grades dans les écoles françaises du Levant, la « propagande intellectuelle » officialisée pendant la Première Guerre mondiale et poursuivie dans l’entre-deux-guerres, tout cela ne témoignait-il pas d’une certaine confusion des genres à laquelle l’instauration officielle d’un Institut français autonome vient heureusement mettre un terme ?En sens inverse, c’est-à-dire pour ce qui est de la diffusion de la culture grecque en France, le rôle de l’École française d’Athènes a été beaucoup moins systématique : l’École française, en effet, n’avait pas vocation, ni officielle ni officieuse, à promouvoir la culture de la Grèce moderne auprès du public français.
Quelques « Athéniens » ont œuvré en faveur de la Grèce contemporaine, mais toujours à titre individuel ou en dehors du cadre de l’École – il en est ainsi notamment de l’implication de Gustave Fougères et de certains membres de l’École dans la Ligue franco-hellénique au début du XXe siècle. Encore ne s’agissait-il pas tant pour eux de promouvoir la culture de la Grèce moderne au sens propre, que d’essayer d’attirer l’attention de l’opinion française sur les difficultés de la jeune Nation grecque.
On peut donc parler de relations culturelles inégales entre la France et la Grèce, précisément à cause de cette différence de statut entre les deux pays : d’un côté une puissance « protectrice », la France, qui cherche avant tout à asseoir son influence en Méditerranée orientale, y compris par le biais culturel ; de l’autre une jeune nation en devenir, la Grèce, dont le prestigieux passé occulte, aux yeux des Occidentaux, les richesses de la culture grecque contemporaine.
- C’est ainsi que l’on appelle couramment les membres de l’École française d’Athènes.
- Chantal G RELL , Le Dix-huitième siècle et l’Antiquité en France 1680-1789, Oxford, VoltaireFoundation, 1995, passim.
- Sur le sujet, voir la contribution déjà ancienne mais bien documentée de Jean DIMAKIS : La Guerre de l’indépendance grecque vue par la presse française, période de 1821 à 1824. Contribution à l’étude de l’opinion publique et du mouvement philhellénique en France, Thessalonique, Institute for Balkan Studies, 1968.
- Ordonnance de fondation, 11 septembre 1846, article 1, Archives Nationales, Paris, (désor-mais AN), F 1713596, dossier « École d’Athènes. Nominations 1846-1869 ».
- ID., article 3.
- Georges C ASTELLAN, Le Monde des Balkans : poudrière ou zone de paix ?, Paris, Vuibert, 1994, p. 84 sq.
- Ordonnance de fondation, 11 septembre 1846, article 4, AN, F 1713596, dossier « Écoled’Athènes. Nominations 1846-1869 ».
- Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique, 9 décembre 1847, AN, F174108, dossier «Bertrand-Beulé-Mézières».
- Projet de lettre du ministre de l’Instruction publique aux membres de la nouvelle Écoled’Athènes, octobre 1846, AN, F1713596, dossier « École d’Athènes. Nominations 1846-1869».
- Arrêté de nomination des membres de l’École d’Athènes, 24 décembre 1846, AN, F1713596, dossier « École d’Athènes. Nominations 1846-1869 ».
- Charles L ÉVÊQUE , « Débuts de l’École française d’Athènes. Histoire et souvenirs », Revue des Deux Mondes, fascicule 2, 1 er mars 1898, p. 88.
- Les Débuts de l’École française d’Athènes. Correspondance d’Emmanuel Roux 1847-1849, publié par Georges Radet, Bordeaux, Bibliothèque des Universités du Midi, fascicule I, 1898 : « Lettre à son père », Athènes, 26 mars 1847, p. 11.
- Georges RADET, L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Paris, Éd. Fontemoing, 1901, p. 73.
- Correspondance d’Emmanuel Roux, op. cit., « Lettre à son père », Athènes, 15 septembre 1847, p. 29
- C’est le ministre de France à Athènes, et l’un des pères fondateurs de l’École française.
- Correspondance d’Emmanuel Roux, op. cit., « Lettre à son père », Athènes, 15 septembre 1847, p. 29.
- Sophie BASCH , Le Mirage grec. La Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946), Paris, Hatier, 1995, p. 64-65.
- Cf. André CHERVEL, « Devoirs et travaux écrits des élèves dans l’enseignement secondaire du XIXe siècle », Histoire de l’Éducation, n° 54, mai 1992, p. 16.
- S. BASCH , Le Mirage grec…, op. cit., p. 52
- Marcel T HIÉBAUD, Edmond About, Paris, Gallimard, 1936, p. 35.
- Olga AUGUSTINOS, French Odysseys. Greece in French travel literature from the Renaissance to the Romantic Era, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1994, p. 288-289.
- Sophie BASCH , Le Mirage grec…, op. cit., p. 130-132.
- Ibid., p. 177.
- Cf. Claude D IGEON, La Crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.
- Eve GRAN-AYMERICH , Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 205.
- Lettre du ministre de France à Athènes au ministre des Affaires étrangères, 10 décembre1874, Archives diplomatiques, Nantes, série A, carton 125, sous dossier « École française d’Athènes 1872-1890 ».
- Sur les péripéties des négociations franco-grecques pour la concession à la France du site de Delphes, voir notamment Pierre AMANDRY, « Fouilles de Delphes et raisins de Corinthe : histoire d’une négociation », La Redécouverte de Delphes, Athènes, École française d’Athènes, 1992, p. 77 à 128.
- Archives diplomatiques, série A, carton 424, dossier « école Giffard ».
- Martin S CHMID , « Les bâtiments de l’École française d’Athènes et leur évolution », Bulletin de Correspondance hellénique, I, 1996, p. 138.
- Archives diplomatiques, série A, carton 424, dossier « école Giffard »
- Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique,7 juillet 1914, AN, F 17 13597, dossier « Fouilles de 1914 ».
- Miltziade HATZOPOULOS , « Le journal intime de Léon Rey : un témoignage exceptionnel sur le service archéologique de l’Armée d’Orient et sur la vie dans le camp retranché de Salonique », La France et la Grèce dans la Grande Guerre, actes du colloque tenu en novembre 1989 à Thessalonique, 1992, p. 191 à 199.
- Richard CLOGG, A Concise History of Greece, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 91.
- Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique,25 octobre 1918, AN, F1713598, dossier « Rapports du directeur ».
- Jean-Claude M ONTANT , « La propagande extérieure de la France pendant la Première Guerre mondiale. L’exemple de quelques neutres européens », thèse de doctorat, Université de Paris I, 1988, p. 645.
- Ibid., p. 664.
- Jacques DROZ, Histoire diplomatique de 1648 à 1919, Paris, Dalloz, 1972, p. 543-545
- Miranda S TAVRINOU , « Gustave Fougères, l’École française d’Athènes et la propagande en Grèce », Bulletin de Correspondance hellénique, I, 1996, p. 89.
- Gustave FOUGÈRES , « L’École d’Athènes », Revue des Deux Mondes, 1 er octobre 1927, p. 554.
- J.-C. MONTANT , « Aspects de la propagande française en Grèce pendant la Première Guerre mondiale », in La France et la Grèce dans la Grande Guerre, op. cit, p. 61-87.
- Rapport du directeur sur l’activité de l’École française d’Athènes pour 1920-1921, AN,F1713598, dossier « Rapports du directeur 1900-1923 ».
- S. BASCH , Le Mirage grec…, op. cit., p. 407-408.
- Ibid., p. 413.
- Ibid., p. 414.
- Ibid., p. 433
- Rapport du directeur sur l’activité de l’École française d’Athènes pour 1920-1921, AN,F1713598, dossier « Rapports du directeur 1900-1923 ».
- Pierre MILZA , « Culture et relations internationales », Relations internationales, n° 24, hiver 1980, p. 361-379.
- Ibid.
- Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publiquepour les travaux de l’année 1927, 25 septembre 1927, Archives de l’École française d’Athènes, ECO 1, dossiers 10 et 11.
- Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publiquepour les travaux de l’année 1931, 21 octobre 1931, Archives de l’École française d’Athènes, ECO 2, dossier 45.
- Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique,14 juillet 1924, AN, F 17 13599, dossier « École primaire annexée à l’École française d’Athènes ; Fondation Giffard ; Institut supérieur d’études françaises ». C’est le directeur qui souligne.
- Intervention de Raymond Poincaré à la Chambre des députés, séance du 15 novembre 1928, cité dans Fernand Auburtin, En péril de mort, Paris, Éd. Spes, 1929, p. 30-31.
- Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique,14 juillet 1924, AN, F 17 13599, dossier « École primaire annexée à l’École française d’Athènes ; Fondation Giffard ; Institut supérieur d’études françaises ».*
- Note du gouvernement grec, 17 mai 1924 ; AN, F17 13 599, dossier « École primaire annexée à l’École française d’Athènes ; Fondation Giffard ; Institut supérieur d’études françaises ».
- Lettre du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publique,14 juillet 1924, AN, F 1713599, ibidem.
- Rapport du directeur de l’École française d’Athènes au ministre de l’Instruction publiquepour les travaux de l’année 1930, septembre 1930, Archives de l’École française d’Athènes, ECO 2, dossier 45.
- P. MILZA , art. cit, p. 362-363.
- Comme c’était le cas en 1847-1849.
- Charles P ICARD , « L’œuvre de l’École française d’Athènes », Revue historique, CXCIX, 1948, p. 205.
Source
Catherine VALENTI
Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme-UMR Telemme
« Revue d’histoire moderne & contemporaine »
2003/4 no50-4 | pages 92 à 107
ISSN 0048-8003
ISBN 270113434X
DOI 10.3917/rhmc.504.0092