Après ’ ̀ en 2017, voici de nouveau en français l’écrivain ́ ́ avec l’emblématique ́ ́, préfacé par le professeur Henri Tonnet et traduit par Jean-Marc Laborie. Recueil de nouvelles paru en 1985 et qualifié de « roman atypique » par la critique, ce livre a fait date dans la prose grecque d’après-guerre et a reçu le prix d’État de la nouvelle. Il était déjà traduit en anglais, allemand et italien.
par Henri Tonnet
Le monde de Christóforos Miliónis, comme celui d’Alexandre Papadiamándis, avec lequel il entretient tant d’affinités, est essentiellement celui de la nostalgie.
Il est des nostalgies heureuses, comme celle de Proust qui s’enchante à reconstruire « l’édifice immense du souvenir ». La nostalgie de Miliónis est douloureuse. Et cela pour plusieurs raisons.
D’abord et par-dessus tout, parce que, pour l’auteur de Kalamás et Achéron, l’édifice sur lequel il pourrait s’appuyer pour bâtir le temps retrouvé a été brutalement détruit. L’incendie par les Allemands de la maison familiale est un souvenir qui apparaît, de façon obsessionnelle, dans presque toutes les nouvelles. C’est le traumatisme initial d’où semble sortir toute l’œuvre.
Privé de ce point d’appui, l’auteur en est réduit à chercher de bien modestes témoins du passé, comme cette bouteille de liqueur achetée à Rhodes, le Coriandolino, qui le renvoie à la guerre.
Mais il est aussi une autre nostalgie, paradoxale et tout aussi douloureuse, que Miliónis partage avec ses camarades de la Résistance et de la guerre civile – je pense à ce propos à des poèmes de Manólis Anagnostákis. C’est la nostalgie de l’avenir dont ils avaient rêvé. L’après-guerre civile sonne pour eux le glas des espoirs de la gauche grecque. Les campagnes grecques sont dépeuplées par l’exil politique et économique et la consommation égoïste triomphe. Les Allemands ont détruit le passé de l’auteur et l’american way of life gâche son avenir.
C’est pour ces raisons qu’à mon avis la nostalgie de Christóforos Miliónis diffère de celle de Papadiamándis et même de celle de Dimítris Hadzís, qui lui est si proche par ailleurs.
Papadiamándis fait une chronique vivante et en quelque sorte éternelle de la vie de la campagne à Skiáthos. Hadzís se situe à la charnière de deux mondes qu’il voit d’un même coup d’œil. Miliónis – et c’est là que réside sa modernité – décrit la vie villageoise au moment de sa destruction brutale. Ses paysans, chassés par la terreur de l’occupant, vivent comme des sauvages, dans des fourrés et des grottes. Leur société n’est pas exactement déracinée ; elle est pulvérisée.
Miliónis, ou plutôt le personnage qu’il assume comme narrateur à la première personne de ses nouvelles, se situe dans l’intervalle entre la ville où il vit réellement et sa campagne où se plaît son imagination.
Trois éléments adoucissent le tableau aux couleurs sombres qu’il trace pour nous : la poésie bucolique, l’humour et les prestiges de la langue et du style.
Les plus belles pages de ce recueil sont les évocations de la nature sauvage : les perspectives larges sur les montagnes et les plongées sur des ravines mystérieuses. Je pense à cette touchante évocation de la vie innocente du narrateur adolescent tressant des paniers en pleine nature avec la charmante Phryné. On pense à Daphnis et Chloé de Longus et à un texte moins connu, L’Herbe d’amour de Georges Drossínis.
Miliónis est aussi un excellent caricaturiste. On ne peut s’empêcher de sourire, dans « Le dernier tanneur », quand on lit la description de la marche d’une grosse femme – je retraduis pour souligner les effets : « Déhanchée, elle faisait tanguer ses fesses, un coup vers le haut, un coup vers le bas, comme une barque amarrée à la jetée. »
Enfin, on trouve chez Miliónis la saveur particulière d’une langue littéraire, à l’origine paysanne, qui se situe dans la belle tradition du premier démotique. L’auteur savoure et nous fait goûter avec gourmandise cette langue colorée qui vient à la fois de son passé paysan et de sa solide culture d’enseignant. Rien à voir avec le démotique athénien si décoloré parfois, ni avec la vulgarité de la langue relâchée courante !
Dans son excellente traduction, à la fois précise et élégante, Jean-Marc Laborie a la bonne idée de nous donner tels quels dans le texte, et d’expliquer dans des notes, certains de ces beaux mots du terroir.
Ce devrait être une invitation, pour ceux qui savent lire le grec, à se plonger dans le texte original, et pour ceux qui aiment déjà la langue sans la connaître, à se mettre à l’apprendre. Tous ceux-là accéderont directement à la magie de Christóforos Miliónis.