Né en Ayvalık (Kydonies) en Asie mineure en 1904, Elias Vénézis appartient à la ‘’Génération des années ‘30’’, à cette génération d’écrivains et d’artistes grecs nés au début du XXe siècle qui s’est retrouvée dans les années 1930 au point le plus fort de leur parcours créatif.
Durant la ‘’Grande Catastrophe’’, Vénézis est capturé par les Turcs, en septembre 1922. 3000 personnes ont été, au total, capturées à Kydonies et seulement 19, dont Vénézis, ont retourné. La famille se rassemble, par la suite, à Mytilène ou Elias rencontre l’écrivain Stratis Myrivillis, qui l’encourage à se mettre à l’écriture.
‘‘La Grande Pitié » (Το Νούμερο 31328) est, dans un premier temps, publié en février 1924 au journal ‘’Kampana’’, édité par Myrivillis à l’île de Mytilène. Cette forme du livre, écrite après une vive et très fraîche expérience de l’esclavage, est fortement influencée par le style et le langage de Fotis Kontoglou et n’a que peu de rapport avec le livre, dans sa forme finale, édité plus tard.
En 1932, Vénézis travaille au siège de la Banque de Grèce à Athènes,où il a servi jusqu’à son élection à l’Académie d’Athènes en 1957. En octobre 1943, au cours d’un événement à la Banque de Grèce, il a été arrêté de la SS allemande. Pour 23 jours, il reste prisonnier et c’est grâce aux interventions de l’archevêque Damaskinos et du monde des arts et des sciences qu’il est libéré.
»La Grande Pitié » (Το Νούμερο 31328 en grec) est un témoignage personnel choquant qui présente de manière réaliste les conditions de vie difficiles dans les bataillons de travail turcs où des milliers de Grecs d’Asie mineure ont été retenus prisonniers, parmi Vénézis. Selon l’auteur, »ce livre est écrit avec sang, avec de la matière chaude, de la chair de laquelle coule le sang et qui inonde les pages.Il n’y a rien de plus profond et de plus sacré qu’un corps tourmenté. Ce livre est un hommage à cette douleur. » Traduit en plus de 8 langues, il s’agit d’un des romans les plus lus de la littérature néohellénique. Au cours des années 1969 – 2011 plus de 162.930 exemplaires ont été publiés.
Dans son recueil de nouvelles »Mer Égée » (1941), la mer est le fil conducteur. La mer, toujours, ambivalente, donne et prend, unit et sépare, porte avec elle la vie, la mort et les rêves. Ici, Vénézis met en scène, dans un cadre d’une beauté sauvage, d’humbles personnages malmenés par le destin et nous fait découvrir une Grèce vivante et attachante.
»Terre Eolienne » (1943) décrit le déchirement éprouvé par l’homme écrasé par son destin. Sous un climat de nostalgie, Vénézis met en scène les années de son enfance. Le récit se termine avec les premières persécutions menées par les Turcs en 1914-1915. Son style mêle lyrisme, réalisme et musicalité dans une forme et une composition libre, l’absence d’intrigue organisée permet la transformation de la réalité en imaginaire. Terre éolienne (1943) a obtenu en Grèce un immense succès. À la fois recueil de récits, élégie paysanne et souvenirs d’une enfance rêveuse, ce roman, d’une simplicité religieuse, fait revivre la vie pastorale, les aventures romanesques de brigands maniaques, les malheurs d’un peuple persécuté.
Trait caractéristique de l’œuvre de Vénézis est le recours au vécu, le subjectivisme, le climat de suggestion et un ton de souffrance empreint de sentimentalisme. Même quand la narration se fait à la troisième personne, la présence de l’écrivain se manifeste toujours derrière les histoires qu’il nous livre. Sa façon d’écrire est très proche du silence, alors qu’en même temps la musicalité lointaine de sa phrase en réalité jamais terminée, évoque l’écriture de poèmes. Sa langue est simple, distante de la langue des puristes et réussit à présenter de façon réaliste les grands événements qui ont marqué l’histoire du pays. Comme bien de critiques l’ont remarqué tous les sujets de Vénézis n’en forment qu’un seul : la destinée du peuple grec durant les premières décennies du XXe siècle.
L’expulsion des populations grecques d’Asie Mineure en 1914-1915, vue par Ilias Vénézis dans Terre Éolienne
Ilias Vénézis a associé son nom à deux des moments dramatiques du monde grec : l’un étant l’effondrement de l’Asie Mineure qui a marqué la fin de la Grande Idée et l’autre, le début d’une période difficile avec l’installation des réfugiés dans le territoire grec. Il est lié à cette période, non seulement comme spectateur ou observateur des événements, mais aussi, par ses expériences personnelles traumatiques, comme prisonnier durant les travaux forcés puis comme réfugié contraint de quitter son pays. Il est considéré, pour cette période à laquelle il reste très attaché, comme quelqu’un qui tente de « reconquérir » son pays par un travail de mémoire1. C’est en fait ce dernier élément qui l’aurait poussé à devenir écrivain.
Vénézis, né en 1898, en Asie Mineure dans la bourgade de Kydonies dite aussi Aïvali du turc Aïvalik, est surtout connu pour son roman Le Numéro, qui décrit ses aventures quotidiennes durant sa captivité2. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie qui met en scène le monde grec de la rive est de la mer Égée au cours des premières décennies du XXe siècle, avant la Catastrophe (terme qui désigne pour tout Grec la défaite complète en Asie Mineure en 1922 et le déracinement obligatoire qui suivit), pendant et après. L’ordre de leur apparition ne correspond pas à l’ordre chronologique des événements décrits : le premier, comme nous venons de le voir, traite de la période de la Catastrophe elle-même et de la persécution des populations par les Turcs, le deuxième volet du triptyque, intitulé Sérénité décrit les aventures qui ont suivi l’arrivée des réfugiés en Grèce et le troisième couvre la période qui précède l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Leur style et leur structure ne sont pas identiques, chaque volet présente ses propres caractéristiques et de nombreuses différences bien qu’on puisse toujours reconnaître l’écriture de Vénézis.
Dans cet article, nous nous concentrerons sur le troisième volet de la trilogie : le roman publié en 1943 sous le titre Terre Éolienne. Il s’agit d’un vaste récit dans lequel le narrateur se remémore les années de son enfance, dans un climat de nostalgie et de rêve, où les hommes et la nature sont mythifiés en une indissociable unité. Le récit se termine avec les premières persécutions menées par les Turcs contre les populations chrétiennes en 1914-1915.
4Si nous connaissons bien l’exode de 1922 à cause de l’ampleur de la défaite grecque et des conséquences de la Catastrophe pour les populations grecques, nous ignorons, ou bien nous oublions, la première vague de cet exode qui a commencé dès le début de la Première Guerre mondiale, donc beaucoup plus tôt qu’en 1922.
En effet, en 1914 à cause des expulsions orchestrées par les Allemands et opérées par les Turcs, Vénézis, sa mère et ses frères et sœurs ont été obligés de se réfugier à Mytilène, dans l’île de Lesbos. Seuls, son père et une de ses sœurs sont restés à Aïvali. Notons également que la ville de Mytilène, qui en ce début du XXe siècle ne dépassait guère les treize mille habitants, avait vu à cette occasion, sa population plus que doubler, atteignant 28 000 personnes alors qu’en 1917 quelque 45 000 réfugiés blessés et malades ont été soignés à Lesbos3. Vénézis et sa famille, comme bon nombre de ces réfugiés, ont pu retourner sur la côte anatolienne en 1919 avec le débarquement de l’armée grecque à Smyrne et l’occupation de la partie ouest de la péninsule.
L’écrivain avec le troisième volet de cette trilogie nous parle de ces expulsions et du déplacement des populations obligées de quitter leur pays natal.Certaines critiques accusent Vénézis d’avoir limité son récit à la description de ses expériences personnelles et de n’avoir pu décrire l’épopée de la tragédie d’Asie Mineure dans toutes ses dimensions4. Néanmoins, il a ouvert la route à une considération plus générale de la situation à partir du « Moi » et de la perspective personnelle. En dehors du fait qu’il ait pu réaliser ou non ses propres objectifs, ce qui compte, c’est que son expérience littéraire, limitée à un compte-rendu de faits vécus, en prise directe avec la vie, l’a conduit à rompre avec la littérature des années précédentes5. En décrivant les changements survenus dans sa psychologie et sa sensibilité, il a proposé une autre optique et un certain renouveau pour des sujets jusqu’alors traités de façon plutôt descriptive.
Ce qui caractérise Vénézis est donc le recours au vécu, le subjectivisme, le climat de suggestion et un ton de souffrance empreint de sentimentalisme6 qui se manifeste avec une tendresse particulière dans Terre Éolienne. Ainsi son récit reste surtout l’expression du réel et sa particularité consiste dans le fait que le subjectivisme et les informations autobiographiques nous permettent de mieux voir les situations générales ou les situations qu’on appelle « de groupe » qu’il a vécues, qui ont marqué sa vie et qui ont imprégné son œuvre formant ainsi son style personnel. Même quand la narration se fait à la troisième personne, même quand il semble vouloir souligner une objectivité prenant des distances, la présence de l’écrivain se manifeste toujours derrière les histoires qu’il nous livre.
Son style est plutôt sobre avec des phrases généralement brèves, souvent sèches, avec des coupures brusques et des tournures parfois d’un seul mot ou presque qui ont davantage pour but de suggérer que de décrire, laissant au silence le soin d’exprimer ce que les mots n’arrivent plus à raconter, ainsi c’est au lecteur de continuer et de s’emparer de la réalité de l’histoire7. Selon Karantonis, Vénézis a obtenu une sorte de prose presque idéaliste qui tente d’exprimer l’insaisissable et le fugitif8. L’écrivain reste muet pour écouter les voix qui s’élèvent de son subconscient et qui parfois le font plonger dans une somnolence esthétique, où les forces de vie restent inertes. C’est pourquoi nous pouvons dire que la façon d’écrire de Vénézis est très proche du silence, alors qu’en même temps la musicalité lointaine de sa phrase en réalité jamais terminée, évoque l’écriture de poèmes. Stergiopoulos nous rappelle fort justement que Louis Roussel parle d’une poésie retenue dont les traces sont bien visibles
Vénézis, avec ce roman, s’oriente vers une technique narrative simplifiée où l’on sent l’influence du régionalisme pour ce qui est du contenu, et celles de Hatzopoulos et de Kontoglou pour ce qui est de la méthode d’exposition entachée de lyrisme10. Pourtant le naturel émotif de Vénézis, avec son penchant pour les états oniriques, sa retenue devant le pathétique, sa sobriété artificielle s’adaptent mal à la construction du roman.
À l’opposé de ce qui s’est fait souvent, c’est-à-dire commencer par le lyrisme pour passer ensuite au réalisme, Vénézis utilise d’abord et délibérément le réalisme pour mettre en avant, plus tard, le lyrisme et la rêverie. Ainsi pour écrire la Terre Éolienne l’écrivain passe de l’un à l’autre selon les images présentées ou son état psychique, sans écarter les éléments réalistes qui subsistent et sans les imposer au lyrisme et aux sentiments qu’il laisse apparaître.
Ce mélange de deux styles, permettant le glissement de la réalité au lyrisme, donne une flexibilité au récit qui rend possible le retour de l’auteur vers ses racines. Ainsi il arrive à établir le dialogue intérieur qui, avec le symbolisme obtenu grâce aux sous-entendus, réconcilie l’ésotérisme avec la vie réelle12. Le finlandais Hagar Olsson a également analysé ce symbolisme de Vénézis qui ne s’inscrit pas directement dans le courant du symbolisme des périodes précédentes proprement dit, puisqu’il hante l’atmosphère du récit tout en limitant son effet à quelques éléments particuliers comme le souffle du vent, les bruits dans le silence de la nuit ou certains actes précis comme le port des reliques ou les mouvements en groupe13 que nous verrons plus bas.
À propos de cette particularité de Vénézis, Aggelos Terzakis note qu’il s’exprime sous une forme plus libre dictée par un mouvement sentimental qu’il qualifie, lui aussi, d’« expression musicale »14, alors que les romanciers des années 30 se pliaient à la discipline d’une forme plastique selon les principes de la tradition en général. Mais si nous pouvons parler d’une forme libre, il faut aussi voir, derrière cette forme, une composition qui, à son tour aussi, est libre : ce qui fait que ses romans ne sont pas vraiment des romans au sens classique du terme. De ce point de vue, Terre Éolienne n’est qu’une composition, une narration dont la structure et l’équilibre semblent limités, l’intrigue est superficielle sinon inexistante ; pourtant l’écrivain parvient à travers une succession d’épisodes liés uniquement par l’ambiance onirique, la nostalgie d’une enfance perdue et la musicalité de sa narration à obtenir une œuvre à part sans avoir à se baser uniquement sur la solidité d’une intrigue précise. Avec ce travail, Vénézis échappe donc à la forme académique du roman pour apporter des éléments novateurs à la composition de sa prose, même s’il n’arrive pas aller plus loin en intégrant ses éléments dans un travail conscient et plus systématique.
Mario Vitti dirait que la simplicité affectée et l’abondance d’épanchements lyriques dans l’écriture conférèrent à l’œuvre un rayonnement éphémère, tandis que parallèlement, elles montraient les faiblesses d’une telle méthode de composition16. Pourtant il ne faut pas oublier que Le roman Terre Éolienne a été pour la première fois édité durant la Deuxième Guerre mondiale, en 1943. Si les rêveries, les contes pour enfants inondent le texte et si, parfois, le surnaturel occupe le devant de la scène avec des sentiments d’humanisme, c’est sans aucun doute pour détourner le regard de la réalité, mais aussi pour apporter un message d’espoir dans un monde qui sombre dans la mort. Rappelons que l’écrivain a séjourné dans le fameux « bloc C » des prisons Averof durant l’occupation.
L’absence d’intrigue organisée est remplacée par la transformation de la réalité en imaginaire. C’est pour cette raison qu’après la publication de ce roman, Vénézis a été accusé d’être un « narrateur de fables » ou un « conteur ». Pourtant, des contes, il ne conserve que l’aspect extérieur pour créer sa propre ambiance ; les discussions entre animaux et éléments naturels succèdent à celles des humains comme dans les chansons populaires où la réalité se confond avec l’imaginaire. Il est vrai qu’avec Terre Éolienne, l’écrivain crée sa propre mythologie et s’échappe vers une rêverie poussée à l’extrême sans pour autant fuir le monde réel ; il obtient ainsi, comme Hourmouzios l’a bien remarqué, une œuvre qui apparaît comme une sorte d’étude de mœurs, mais qui ne conserve ses caractères que superficiellement tandis qu’elle s’étale dans l’espace et dans le décor des scènes décrites18. Mais une fois de plus, son style libre et l’intériorité de ses personnages ne permettent pas de considérer ce travail comme une étude de mœurs au sens propre du terme.
On notera également chez Venezis son attachement à une langue simple et réaliste qui a désormais pris ses distances avec la langue des puristes et qui pour autant parvient sans complexe à intégrer des expressions et des formes de la kathareuousa à côté des idiotismes du parler d’Asie Mineure mélangée parfois à des mots turcs, ce qui réussit à rendre l’atmosphère de ses descriptions. Une langue qui ne pourrait ni exprimer une étude de mœurs ni une grande épopée19, mais qui convient à des chroniques populaires et qui exprime d’une façon immédiate la réalité ; une expression qui reste brève, fraîche et simple.
Comme Papanoutsos l’a remarqué, tous les sujets de Vénézis n’en forment qu’un seul : la destinée du peuple grec durant les premières décennies du XXe siècle. Même si sa prose porte en elle les caractéristiques du monde intérieur et de la vie quotidienne vécus par l’écrivain, elle ne cesse pas de se déployer suivant les grands événements qui ont marqué l’histoire du pays. Son œuvre, telle qu’elle s’exprime dans la Terre Éolienne, doit être vue d’une part comme le résultat des rêves trahis et d’autre part comme une conscience nationale formée en lui depuis sa plus tendre jeunesse. C’est pour cette raison sans doute que tous les personnages, même quand ils ne sont pas solitaires et retirés de la vie, sont des gens simples, qui travaillent et qui subissent leur destin. Même les quelques bourgeois qui apparaissaient ici et là, comme la jeune Doris, n’y échappent pas. L’homme semble faible devant les décisions de l’Histoire, ses personnages s’accrochent aux éléments de la nature et aux animaux pour exister et supporter la pression des forces qui semblent impossibles à contrôler. Les héros finissent par être réduits à des ombres, seul moyen pour échapper à la catastrophe. C’est justement le cas des enfants qui finissent par devenir « transparents » devant l’angoisse afin de trouver leur place parmi les adultes20. Hourmouzios, note qu’après la lecture de la Terre Éolienne, quand il a voulu trouver un personnage construit solidement, il n’a rencontré que des ombres qui lui échappaient21 ; mais se transformer en ombre, c’est peut-être le seul moyen d’exister pour ces personnages pourchassés par le destin. Tellos Agras ira encore plus loin en soulignant que, Artemis, une de jeunes protagonistes du roman, quand elle découvre le chasseur mort, lui parle comme si elle s’adressait à sa poupée.
Nous pourrions dire que si Vénézis ne parvient jamais à présenter un caractère ou un personnage comme une entité capable d’exister seule, c’est aussi parce qu’il a voulu porter son regard sur l’ensemble d’une population, d’un groupe de personnes liées par la même destinée et formant pour ainsi dire un seul corps et une seule âme. C’est le cas des trois mille personnes des travaux forcés dans son roman Le Numéro, c’est aussi toute la famille et les ouvriers du domaine du grand-père, vus comme un ensemble, comme une masse ; en réalité Vénézis porte le même regard sur ses personnages que celui que l’histoire ou la guerre portent sur le monde. La cellule humaine n’est qu’une addition de personnes, comme le chœur d’une tragédie antique.
En guise de réponse à cet écrasement de la personne, il utilise la mise en contact des individus avec le monde des animaux et les éléments de la nature à travers un dialogue constant qui libère l’instinct comme seule possibilité de survie. Ce monde presque animalier et primaire procure un certain soulagement puisque l’on y trouve des moments de joie et de bonheur, bien que ces moments ne puissent avoir qu’une courte durée. En d’autres termes l’instinct, les relations avec la terre – le titre lui-même du roman en question reste significatif – et l’élément naturel ainsi que sa propre expérience exprimeront sa conception du monde par le biais de notions primordiales et opposées comme l’Homme et la Nature, la Vie et la Mort, le Dieu et le Destin.
C’est donc avec les éléments de la nature que Vénézis va annoncer à ses héros et aux lecteurs l’arrivée du malheur qui est représenté par le nuage noir qui couvre les montagnes de l’Eolide. Un énorme nuage noir – note l’écrivain. La Terre Éolienne s’assombrit brusquement. Désormais c’est le terme tempête qui revient comme pour hanter le texte ; il est répété quelque treize fois dans une page et demie accompagnée le plus souvent du verbe « arriver » au présent : « La tempête, la tempête arrive. La tempête arrive »24 c’est la phrase qui traverse le passage et qui change l’ambiance. La mort du chasseur aux chapitres précédents confirme désormais le mal qui s’approche. Les montagnes, les animaux et les arbres dans un mouvement perpétuel, des gestes et des cris, témoignent de la catastrophe. « Les Kimintenia, les montagnes, ne sont plus sûres. Les Kimintenia savent désormais que la tempête arrive ».
La mort semble inévitable, le mot est à son tour répété :
« la petite tortue qui attend la mort, retournée […] se renferme dans sa carapace et bien qu’elle attende la mort, bien qu’elle n’attende que la mort, elle a des frissons comme toutes les créatures de la terre »
C’est avec le souci de rendre la réalité plus douce que l’écrivain se retourne vers cet excès de rêverie pour lequel il a été fortement critiqué. Comme s’il voulait nier ce monde et réaliser avec la poésie le « dessaisissement » – comme Georges Bataille le dirait – dessaisissement de ce réel dans un dernier espoir de retrouver l’identité du monde et de l’homme, loin de l’homme27. Mais en vain. Le destin est inévitable ; « c’est toujours ainsi : nous espérons jusqu’à la dernière minute, même quand nous sommes sûrs de l’irrémédiable ».
Finalement, les nouvelles arrivent de très loin, « des autres montagnes au-delà de la mer Égée et de celles au-delà de l’Hellespont, de celles au-delà du Danube, le dieu des rivières. » c’est elles qui le confirment : la tempête arrive « de la Bosnie lointaine. Comme si Vénézis voulait renouer avec la réalité historique de la Grande Guerre, c’est donc à partir de ce moment que nous pouvons parler de la guerre, c’est justement à partir de ce moment que la nature cède sa place aux hommes « Les hommes en dernier, car ils sont les derniers de toutes les créatures »30. L’écrivain manifestant son propre désespoir, fait un clin d’œil à l’ordre de la création et place l’homme en dernier, soulignant que les hommes « sont malheureux ». Ensuite, les choses vont vite – bien que Sarajevo soit loin de l’Asie Mineure, le mal est déjà arrivé. Les persécutions des chrétiens des villages à l’intérieur des terres ont déjà commencé, bientôt ce sera au tour des gens qui habitent la côte de partir. Les hommes sont embarrassés, incapables de réagir, ils sont complètement effacés devant un avenir qui semble hors contrôle. La question qui vient dans toutes les bouches exprime l’impasse : « Maintenant, que faire ? Maintenant ? »32, La répétition du mot « maintenant » et l’utilisation du présent dépouillé de la rêverie qui mettait jusqu’aux pages précédentes la nature en scène, manifeste l’angoisse qui se transforme en peur pour gagner l’ambiance de la narration. Vénézis ne pourra plus fermer les yeux et fuir dans ce monde imaginaire qui a littéralement conquis ce troisième volet de la trilogie.
Néanmoins, le besoin de s’accrocher est manifeste, la résistance vient comme une réaction innocente et spontanée de l’instinct, de la bouche d’un enfant : « Mais moi je resterai sur notre terre. Moi, j’aime notre terre »33. La prière vient ensuite comme un dernier secours. L’écrivain n’hésite pas à citer des versets devant l’icône de la Vierge exprimant le désespoir de l’Être face aux moments tragiques de l’histoire34. Mais cette prière aussi, comme précédemment celle de Cavafy, semble incapable de changer le cours du destin.
Au chapitre suivant nous nous retrouvons définitivement devant la foule des femmes, des enfants et des vieillards qui fuient leurs villages. C’est comme une procession qui avance dans la nuit pour confirmer la réalité de l’histoire : « Les Bosniaques, des réfugiés Turcs – précise l’écrivain – qui venaient de Bosnie, leur ont pris leurs maisons et leurs biens. Les Bosniaques avec des Zeïbeks armés égorgent et pillent. C’était ça : les persécutions des Chrétiens d’Anatolie ont commencé à Kimintenia. L’étincelle qui s’est allumée loin s’approchait ».
Soudainement Vénézis nous fait assister à une pièce antique ; il gère le mouvement de cette foule comme des figures qui progressent pour entrer en scène. D’ailleurs c’est lui-même qui utilise le terme de « chœur »37 qui avance lentement dans la nuit pour transmettre le message aux autres. La scène devient encore plus significative et donc plus dramatique lorsque l’on s’aperçoit que les gens portent sur leurs épaules un coffre, que l’auteur s’empresse de qualifier de cercueil38, contenant les reliques du saint de leur village. Par ce geste, Vénézis place le lecteur devant un déracinement qui symboliquement est en cours de réalisation. La violence physique n’est plus là, mais la pression psychologique de cette foule gagne les personnages et nous est ensuite transmise naturellement. La souffrance est désormais le sentiment qui domine l’écriture. En emportant les reliques, les habitants savent qu’il n’y aura plus jamais de retour.
C’est ainsi que le cortège arrive jusqu’à la ferme du grand-père et s’installe dans la cour transformée en scène de théâtre au milieu de laquelle en guise d’autel se trouve ce coffre des reliques39. Le drame est arrivé à son point culminant. La guerre est là. La guerre c’est « il faut » dit la jeune fille, « il faut quitter notre terre », « il faut, ça doit être ça la guerre », reprend-elle.
Plus nous arrivons vers la fin, plus les épisodes de Terre Eolienne prennent un souffle puissant. Bien que ces incidents soient loin de constituer une véritable épopée, on y observe un ton épique et une très forte tension, ce qui contraste avec le style utilisé pour décrire les scènes paisibles et pacifiques d’une vie idéalisée. Le ton devient plus léger dans les dernières pages. Ainsi, le monde intérieur de ses personnages construit tout au long de son récit prend forme devant le tournant incontrôlable de l’histoire : « il se trouve que les hommes qui ont déjà pris la route, ne reviendront plus, ce n’est pas à eux de le décider »41, dit le vieux Josef pour annoncer la suite des événements avec une sérénité et une force qui dépassent la logique et qui pourraient exprimer l’abandon de la vie et le fatalisme, mais aussi la sagesse du vieillard et l’expérience personnelle de l’écrivain..
Le sentiment de la pression du destin est à son tour lié et soumis à la mort. Échapper à la mort n’est pas possible, la route semble sans issue et la mort est comme l’unique solution devant laquelle nous n’avons plus qu’à nous soumettre. C’est probablement le caractère et la mentalité de l’Orient que l’écrivain exprime devant la vie, laissant apparaître cette résignation comme unique réponse à l’impuissance de l’homme devant l’inconnu. De ce fait l’amour et le pardon s’imposent pour permettre à la vie de poursuivre son chemin.
Le temps presse, nous nous préparons pour la fin, les protagonistes règlent leurs affaires, leurs comptes avec leurs amis, leurs rivaux et avec leur propre conscience. Les départs commencent, l’έξοδος – sortie du chœur de la tragédie antique, dans le texte de Vénézis se confond avec le véritable et réel exode du peuple de son pays42. Le tragique sort de la scène du théâtre pour poursuivre l’homme dans sa vie. La résignation semble être la seule réponse de la part des héros, ni colère ni haine, même la résistance est absente ; on emportera juste quelques rêves pour les jeunes afin de pouvoir continuer la vie et un peu de terre de l’Éolide contre la poitrine du grand-père pour garder vivants les souvenirs. Le ton devient mélodramatique, le texte perd certainement de sa force, noyé dans le sentimentalisme, néanmoins l’écrivain parvient à respecter la dignité de ses personnages qui subissent leurs destins, mais qui ne perdent nullement leur humanité.
Ainsi Vénézis malgré son expérience de la guerre et de l’exil, sort indemne et exprime un humanisme qui dépasse les frontières et les discriminations raciales, sociales et religieuses, un humanisme basé justement sur la conception que tous les hommes sont égaux devant le destin qui les prend au piège.
Pourtant, la catharsis chez Vénézis n’aura pas lieu, la fin du roman est le début d’un autre combat, celui qui a été décrit dans son roman précédent au titre utopique et certainement ironique : Sérénité.
Avec Terre Éolienne Vénézis a pu exprimer ce qu’il n’a pas eu le temps de dire avec Le Numéro. Dans son premier roman, la Catastrophe commence avant que les gens ne s’en rendent compte ; ils n’ont pas le temps de réagir. S’opposer, s’exprimer même est impossible, puisque la guerre va plus vite qu’eux. Avec Terre Eolienne il se donne du temps pour préparer le terrain et nous mettre face aux sentiments et aux réactions des héros. Ainsi le contraste avec la vie paisible, dans ce monde idéal qu’est la propriété du grand-père avec la nature aux allures de paradis, rend la venue de la guerre encore plus douloureuse. Dans Le Numéro, il exprime la souffrance de la guerre et la déshumanisation de l’homme, avec Terre Éolienne, Vénézis met l’accent sur le déchirement éprouvé par l’homme écrasé par son destin. Quitter la patrie, quitter le monde du grand-père c’est comme être chassé du paradis biblique : ce qui signifie justement souffrance et mort.
Bibliographie
- Bataille, Georges, (1957), La Littérature et le Mal, Paris : Gallimard/Folio-essais, rééd. 2010.
- Cavafy, Constantin, (1990), Poésie, Œuvres complètes, (en grec) Athènes : Ypsilon.
- Ηistoire de Lesbos, (ouvrage collectif en grec), (2001), Mytilène : Syndesmos Philologon Lesbou.
- Karantonis, Andreas, (1977), Prosateurs et prose de la génération des années 30 (en grec) Athènes : Papadimas.
- Stergiopoulos, Kostas, (1996), « Ilyas Vénézis », in La Prose de l’entre-deux-guerres (1914-1939), (en grec), Athènes : Sokolis, 2 vol., pp. 334-417.
- Vénézis, Ilias, (1943), Terre Eolienne, (en grec), Athènes : Estia, rééd.2004.
- Vitti, Mario, (1989), Histoire de la Littérature Grecque Moderne, Athènes : Hatier.
Source :
Georges Kostakiotis, « L’expulsion des populations grecques d’Asie Mineure en 1914-1915, vue par Ilias Vénézis dans Terre Éolienne », Cahiers balkaniques [En ligne], 40 | 2012, mis en ligne le 26 mai 2012, consulté le 30 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/ceb/985 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.985