Les Argonautes, dans la mythologie grecque, sont un groupe de héros partis d’Iolcos, l’actuel Volos, à bord du navire Argo en quête de la Toison d’or de Colchide, dans l’actuel Géorgie. Ce mythe sert de toile de fond à un documentaire qui relate avec patience, compassion et précision l’aventure que représente la mise en œuvre du projet très ambitieux de la reconstruction du navire selon les anciens plans, ainsi que de la reconduite à la rame du voyage initial.
Nous suivons pas à pas la mise en œuvre du projet, débutant par la coupe des arbres destinés à devenir la coque du bateau. Nous serons témoins du long travail de construction, de sa mise en eaux, et des premières étapes du voyage. Comme on peut s’y attendre, rien ne se passera comme prévu, et les difficultés multiples rencontrées viennent jalonner ce qui deviendra une véritable odyssée pour les aventuriers de l’Argo contemporaine. Même la fin du voyage n’est pas celle imaginée par les organisateurs au départ. Mais tant pis: le film est un fidèle carnet de voyage ou chaque étape nous présente un problème inédit, nous mets en face d’une nouvelle difficulté, d’un nouveau défi: nous n’avons pas le temps de nous ennuyer. Les 74 Argonautes non plus.
Pour nous, spectateurs, le film est également une invitation à la réflexion autour de la mise en œuvre de nos idées. Comment savoir si une idée est faisable, ou tout simplement déplacée? Avec quel réalisme est-il utile de tempérer nos ardeurs, ou au contraire, comment aller encore plus loin? Comment réagir par rapport aux situations imprévisibles que la vie nous présente? On sera témoin en tout cas à travers les aventures de ces argonautes de la naissance d’une belle solidarité. Entre les habitants des ports visités et entre les 74 rameurs de l’Argo eux-mêmes. Malgré des difficultés, la plupart d’entre eux seront très fiers d’avoir participé à cette expérience qu’ils qualifient d’inoubliable.
Stelios EFSTATHOPOULOS est né en 1956 sur l’île de Kos, en Grèce.
En 1979 il a commencé à pratiquer la photographie. Plusieurs de ses photos font partie de collections privées et elles sont exposées au Musée de la Photographie de Thessalonique.
Il travaille actuellement comme cameraman au sein de la télévision allemande ARD.
Stelios Efstathopoulos : “C‘était un voyage onirique dans le temps avant de revenir dans notre réalité.”
Susanne BAUSINGER est née en 1953 en Allemagne.
Elle a étudié les sciences politiques et l’ethnologie européenne.
Elle a pris part à de nombreuses recherches en tant qu’associée scientifique.
Depuis 1997 elle travaille comme productrice au sein de la télévision allemande ARD.
Susanne Bausinger : “On tournait le film au moment même où les gens se noyaient. Tout cela me rendait très triste. L’expédition Argonaute nous rappelle ce qu’est la mer. C’est un endroit où les idées, les esclaves, les armes, les marchandises étaient échangés et qui droit redevenir un endroit pacifique avec la coexistence des peuples de la Méditerranée. Un lieu de coopération de toute l’humanité en lieu et place d’un cimetière.”
Stelios Efstathopoulos
Réalisateur / Réalisateur Photographie / Producteur
Il est né en 1956 à Kos. Étudiez en ligne. En 1979, il commence à s’occuper de la photographie.
Il a travaillé à Paris en tant que photographe indépendant. En 1985, il devient membre du Centre photographique d’Athènes. Beaucoup de ses photographies se trouvent dans des collections privées et au Musée de la photographie de Thessalonique. Il a participé à de nombreuses expositions collectives en Grèce et à l’étranger.
Il a travaillé comme caméraman indépendant pour ARD – la première chaîne de télévision publique allemande – pendant la majeure partie de sa carrière et a réalisé de nombreux documentaires et reportages.
Il est aujourd’hui le représentant de la société de production télévisée TeamFaos TV Productions Hellas E.E.
Filmographie
2015 Documentaire « Emery Tales », 66 min Bande-annonce : https://vimeo.com/114751483
2016 Documentaire « Argo Navis », 100 min Bande-annonce : https://vimeo.com/154020647
2018 Documentaire « Down time », 76 min Bande annonce : https://vimeo.com/297774579
2019 Documentaire « Y1 – Dans le silence du Bas », 93 min (directeur de la photographie, producteur) Bande-annonce : https://vimeo.com/385021656
Prix / Distinctions
« EMERY TALES »: « Prix spécial du jury » _ 8e Festival du film grec de Londres_
2015 « ARGO NAVIS » : « Prix du public » Festival international du documentaire de Thessalonique et « Prix du meilleur documentaire » _ 9e Festival du film grec de Londres_
2016 « Y1 – DANS LE SILENCE DU FOND »: « Prix du meilleur long métrage documentaire grec » _ 7e Festival international du documentaire d’Ierapetra & prix _ août 2020
Prix Spécial « Ulysse » _ 5ème Festival International du Documentaire Kastelorizo _ Août 2020
Les navigations des Argonautes : Élaboration d’une légende
S’interroger sur la formation des légendes est une entreprise captivante, mais singulièrement périlleuse, car on ne dispose en général que de vestiges fragmentaires, souvent difficiles à dater ou à interpréter. La place pour l’hypothèse est considérable ; les lacunes de notre information permettent à l’imagination de se donner libre cours et d’élaborer les théories les plus fantastiques. Ces reconstructions sont d’ailleurs vite périmées, car l’exégèse des mythes et des légendes est, depuis toujours, tributaire de modes vouées à n’être qu’éphémères. Cependant, puisque l’Association Guillaume Budé s’est placée cette année sous le signe de la Toison d’or, je vais tenter de faire brièvement le point sur la façon dont on peut concevoir la genèse de la légende et ses développements. Je prendrai même le risque de vous proposer une esquisse d’interprétation, dussé-je à mon tour sacrifier à la mode du jour ou de naguère. Je m’efforcerai néanmoins de demeurer aussi près que possible des documents, littéraires ou iconographiques.
Je commencerai par rappeler en quelques mots ce que nous apprennent deux de nos plus anciens témoins de la geste ar- gonautique : Homère et Eumélos de Corinthe. Pour ce qui est du premier, nous sommes sur un terrain relativement solide. Aristarque affirmait déjà que « le Poète connaît l’histoire des Argonautes » et, au moins depuis la dissertation de Karl Meuli, qui date de 1921, nul, je crois, ne conteste que des Argonau- tiques préhomériques sont l’une des sources des Navigations d’Ulysse1. L’ ‘Iliade mentionne l’escale de Lemnos où Jason s’unit à, la reine de l’île Hypsipyle. Le roi Pélias est attesté dans l’Iliade comme dans l’Odyssée qui nomme de surcroît son demi-frère Aison, le père de Jason. Le poète avoue lui- même sa dette envers son prédécesseur en mettant à dessein deux expressions analogues dans la bouche d’Ulysse. Celui-ci, quand il révèle son identité aux Phéaciens, se qualifie de « fils de Laërte, de qui le monde entier connaît toutes les ruses » (Od., 9, 19-20, 8ç Tract SdXotaiv | àv0pcî>7TOiat jiiXo)), formule.
Nous savons que Jason bénéficiait déjà de la protection d’Héra et nous devinons qu’il eût maille à partir avec un Aiétès qualifié d’èXo6<ppcov, « aux desseins meurtriers » (Od., 10, 137). Nous entrevoyons enfin où résidait cet Aiétès si nous consentons à identifier, avec le géographe Strabon, Aia, le pays d’ Aiétès, et Aiaié, l’île de sa sœur Circé, ou du moins à considérer qu’Aiaié est la réplique homérique d’une plus ancienne Aia argonautique. D’après l’Odyssée, en effet, Circé, fille d’Hélios et d’une Océanide, n’a pas encore émigré sur les côtes tyrrhéniennes où elle résidera plus tard ; elle vit non loin de l’Océan, « dans la région où l’Aurore, fille du matin, a sa demeure et ses chœurs et le Soleil, son lever » (Od., 12, 3-4). Pour Homère donc, Circé — et sans doute Aiétès lui aussi — habite aux confins orientaux du monde, pays mythique selon toute vraisemblance, si Aris- tarque a raison de nier qu’Homère connaissait le Phase et la Colchide. On peut présumer que de nombreux épisodes des Navigations d’Ulysse, depuis l’escale chez les Lestrygons jusqu’à celle dans l’île du Soleil, ont été inspirés par des épisodes argonautiques. Il est certain en tout cas, puisque Homère le dit expressément, que Charybde et Skylla sont la réplique odysséenne des Planètes argonautiques (Od., 12, 59-110). Un seul élément important nous manque : Homère ne fait aucune allusion au but de l’expédition. Mais peut-on vraiment douter qu’il s’agissait déjà de conquérir la Toison d’or? Dès le milieu du vne siècle, l’élégiaque Mimnerme chante la grande toison que Jason a ramenée d’Aia, la ville d’Aiétès située dans la région où les rayons du Soleil reposent près des bords de l’Océan (fr. 11 Diehl3).
Le témoignage d’Eumélos est plus sujet à caution 1. Ce poète épique, auteur de Corinthiaca, appartenait à la famille des Bacchiades qui a exercé le pouvoir sur la grande cité de l’Isthme pendant une centaine d’années jusqu’au milieu du vne siècle. C’est sans doute entre 700 et 650 qu’il a composé son poème qui, semble-t-il, fit l’objet plus tard d’un résumé : en effet, Pausanias lui attribue, non sans quelque hésitation, une auyypacpig, c’est-à-dire une histoire en prose. Quoi qu’il en soit, un fragment de huit hexamètres — donc sans doute authentique — nous apprend l’essentiel de ce qui nous importe ici (fr. 2 Kinkel). Le poète se livrait à un « laborieux rapiéçage », pour reprendre l’expression d’Edouard Will ; il bouleversait les généalogies et les légendes pour la plus grande gloire de sa patrie. D’après la tradition, Hélios avait obtenu en partage l’Acrocorinthe où il était effectivement adoré. Eumélos s’autorisait de ce culte pour transplanter dans sa cité l’ancien seigneur d’une Aia mythique. Selon lui, Ai et es est né à Corinthe et y règne pendant quelque temps ; puis, sans qu’on sache pourquoi, il s’expatrie en Colchide, léguant volontairement son pouvoir à un régent, sous la condition qu’il puisse recouvrer plus tard son trône, lui ou l’un de ses descendants. Après trois régences successives, les Corinthiens font appel à sa fille Médée qui vivait alors à Iolcos en compagnie de Jason et c’est ainsi que le couple vient s’installer et régner à Corinthe.
On peut dire que désormais tous les éléments essentiels de la version de la légende argonautique qui nous est familière sont en place. La mythique Aia a été localisée dans une région géographique précise, la Colchide ; Médée fait son apparition et c’est sûrement grâce à elle que Jason conquiert la Toison. On m’objectera peut-être que j’échafaude ma construction sur un raisonnement e silentio. Homère ignore Médée : est-ce à dire que celle-ci n’intervenait pas dans les Argonautiques préhomériques? La Circé odysséenne ne serait-elle pas purement et simplement une réplique d’une Médée antérieure? On l’a souvent soutenu et l’hypothèse ne manque pas de vraisemblance. Deux séries d’arguments avertissent cependant que Médée a ses racines dans le Péloponnèse. Homère connaît une Aga- médé, « experte à tous les çàp^axa que nourrit la vaste terre » (77., ii, 740-741) ; or cette magicienne, petite-fille d’Hélios comme Médée, habite l’Élide où règne son père Augias. De son côté, le roi de Pylos, Nestor, a une esclave, nommée Hécamédé, qui est habile à préparer des potions réconfortantes (IL, 11, 624-641). Comme l’observe justement F. Robert, si l’on tient compte « de l’esprit positif d’Homère qui substitue la pharmacie à la magie », on peut « considérer Hécamédé, Agamédé et Médée comme trois aspects individualisés et plus ou moins humanisés d’une même figure primitive, d’une même déesse » x. En effet, et c’est le deuxième argument à faire valoir, Médée est une ancienne déesse dont le culte n’a laissé de traces qu’à Corinthe. C’est là que tout un ensemble de traditions et de rites archaïques permettent d’affirmer qu’elle a précédé Héra dans le culte et qu’elle présidait alors à des procédures d’im- mortalisation 2.
Aurions-nous encore un doute sur l’authenticité ou du moins sur la date des Corinthiaca d’Eumélos, la Théogonie d’Hésiode, aux environs de 700, confirme que la geste argonautique est constituée dès cette époque sous la forme qui prévaudra dorénavant. Le poète d’Ascra mentionne des fleuves qui se jettent dans le Pont-Euxin, notamment l’Istros (le Danube), le Sangarios, le Parthénios ainsi que le Phase. Il fait d’autre part état de la généalogie d’Aiétès et de la naissance de sa fille Médée dans un passage où celle-ci est de toute évidence considérée comme une déesse (Théo g., 956-962). Un peu plus loin, les vers 992-1002 se réfèrent clairement à l’expédition de Jason, à ses travaux et à son mariage avec la fille d’Aiétès qu’il ramène à Iolcos. Malheureusement, le passage lui donne pour fils un Médeios qui est apparemment conçu comme l’ancêtre des Mèdes, et beaucoup de savants pensent que ce développement est une interpolation récente : M. L. West, le dernier éditeur de la Théogonie, incline à le dater de la seconde moitié du VIe siècle 1. –
Même si la prudence conseille de ne point trop se fonder sur ce dernier texte, on voit se dessiner assez bien les deux principales versions des Ar gonautiques qui avaient cours à l’époque archaïque. La plus ancienne évoluait dans un univers mythique, au-delà du monde habité. A en croire Gabriel Germain, qui s’oppose, légitimement selon moi, aux innombrables tentatives de localisation des stations odysséennes, c’est dans un semblable univers que se situeraient les Navigations d’Ulysse depuis le moment où il quitte les Cicones jusqu’à son arrivée à Ithaque2. La deuxième version, plus récente, ancre l’action dans un pays réel, quoique sans doute encore très mal connu. On a soutenu avec quelque vraisemblance que le Phase des premiers poètes était plus ou moins confondu avec le Tanaïs, c’est-à-dire le Don qui se jette dans la mer d’Azov3. Dans cette version, sinon déjà dans la précédente, la magicienne Médée joue le rôle qui sera désormais le sien.
A partir de là, nous pouvons quitter la terre ferme pour tenter à notre tour l’aventure, celle qui consiste à nous interroger sur l’origine et la signification première de la légende. Pour simplifier, je dirai que nous sommes sollicités, comme souvent, dans deux directions opposées, du moins en apparence. Les tenants des explications historiques verront dans la légende la projection fabuleuse d’événements réels ; les historiens des religions préféreront y découvrir la survivance de pratiques religieuses, voire initiatiques.
On avance couramment que l’expédition des Argonautes est une transposition de la pénétration des Grecs dans le Pont- Euxin ou qu’elle garde le souvenir d’un raid d’aventuriers que les Modernes datent à leur gré du début du xme siècle, de 1260 à 1230 (admirez la précision !) ou, beaucoup plus bas, du début du premier millénaire4. Les études récentes les mieux informées des travaux des archéologues russes incitent à se montrer beaucoup plus circonspect. Il est exact que des objets mycéniens ont été trouvés sur le pourtour du Pont-Euxin ; mais ils sont peu nombreux et ne permettent pas de parler de relations commerciales suivies, encore moins d’installations mycéniennes. Quant à la colonisation grecque proprement dite, elle ne commence qu’à une époque où le cycle argonautique est déjà constitué. Si Eusèbe date la fondation de Trapézonte de 756, les historiens modernes ne font pas débuter la colonisation avant le milieu du vne siècle et placent au vie siècle la création des principales colonies ou comptoirs de la côte méridionale1. Le savant géorgien Lordkipanidze admet que la Colchide a possédé un comptoir grec à partir du milieu du VIe siècle, mais il ajoute que la présence grecque est négligeable dans la région2. Naturellement, et nous le verrons plus loin, la colonisation n’a pas manqué de contribuer à l’enrichissement de la geste argonautique ; il est improbable qu’elle soit à sa source.
A ces arguments négatifs que de nouvelles découvertes archéologiques sont susceptibles de remettre en question, il faut ajouter d’autres objections tirées des données mêmes de la légende. Son noyau le plus ancien est indiscutablement thessalien : Pélias et Jason sont originaires d’Iolcos. Or, rien ne laisse supposer qu’il a existé une colonisation thessalienne dans le Pont. Les traditions locales qu’un poète érudit comme Apollonios de Rhodes a mises en œuvre signalent tout au plus des éléments thessaliens à Cyzique, c’est-à-dire dans la Pro- pontide. Une légende rapporte que la Nymphe Philyra, épo- nyme d’une île située dans la partie orientale du Pont-Euxin, aurait émigré de là dans le Pélion pour y enfanter le Centaure Chiron ; mais il s’agit là sûrement de la réfection tardive d’une légende proprement thessalienne. Il y a plus. J’ai fait allusion tout à l’heure à Eumélos qui s’était employé à annexer la geste argonautique au profit de sa patrie. Cet arrangement, passablement artificiel, laisserait supposer que Corinthe a eu des visées coloniales en direction de la lointaine Colchide. Peut-être les Bacchiades y songèrent-ils en effet ; mais Corinthe est parfaitement absente du Pont, au contraire de sa voisine Mégare. Bref, les indications fournies par les traditions légendaires sont en contradiction avec les données de l’histoire et de l’archéologie.
La ville qui a joué un rôle prépondérant dans le Pont est celle de Milet. Aussi n’a-t-on pas hésité à imaginer une version milésienne des Argonautiques. Dès 1914, Paul Friedlânder a supposé l’existence d’un tel poème qui aurait associé en une vaste synthèse des éléments thessaliens (Phrixos et Jason), péloponnésiens (Médée et Phinée) et thébains (les géants colques nés de la terre). C’est cette épopée milésienne qu’Eu- mélos aurait dotée d’un prologue et d’un épilogue corinthiens 1. Ce qui manque le plus dans cette construction, ce sont les éléments ioniens. Je n’en vois qu’un seul qui puisse entrer en ligne de compte. D’après Apollonios, il y avait à bord d’Argô cinq pilotes potentiels, Tiphys, Ancaios, Nauplios, Euphémos et Erginos (ce qui prouve par parenthèse l’abondance des variantes connues à l’époque hellénistique). Or, deux d’entre eux sont des Ioniens : le Milésien Erginos et le Samien Ancaios 2. Leur présence prouve qu’en effet les Ioniens ont cherché sinon à accaparer la légende, du moins à s’y insérer. Mais il doit s’agir de remaniements du temps de la colonisation plutôt que d’une version très ancienne, antérieure à Eumélos. Si donc l’installation des Grecs en Propontide et sur la côte sud du Pont-Euxin a certainement contribué à transformer la légende, il est improbable, au moins pour des raisons chronologiques, que celle-ci soit née de ces événements historiques. Ce que l’on peut reprocher aux explications historiques des mythes, c’est de ne pas pénétrer au cœur même de la narration mythique. En l’occurrence, dans le thème qui nous intéresse ici, il s’agit pour l’élite des héros de la Grèce, au nombre desquels figurent tout un lot de demi-dieux, de tenter une aventure réputée impossible pour conquérir ou mieux reconquérir un talisman. Je ne puis examiner ici le premier acte du drame, c’est-à-dire l’apparition du bélier à la toison d’or dans les troupeaux d’Athamas et la façon dont il a sauvé le fils de ce roi, Phrixos, en l’emmenant en Colchide. Mais, pour m’en tenir au cycle argonautique proprement dit, il paraît bien que la toison merveilleuse est un talisman royal. Il ne fait guère de doute, en tout cas, que c’est ainsi que Pindare l’interprète dans sa magnifique IVe Pythique. Le roi d’Iolcos Pélias, qui a usurpé le pouvoir aux dépens du vieil Aison, le père de Jason, a appris par un oracle qu’il devait périr par un homme chaussé d’un seul pied (v. 73-75). A quelque temps de là, Jason paraît devant lui, le pied gauche nu (v. 95-96). Les premières paroles du jeune prince sont pour revendiquer « l’antique dignité de (son) père, tombée aujourd’hui aux mains d’un maître illégitime, le pouvoir que jadis Zeus octroya à Éole, chef des peuples, et à ses enfants » (v. 106-108). Quelques jours plus tard, après avoir réuni frères et cousins et obtenu leur concours, Jason revient trouver Pélias et lui propose un accommodement : que Pélias garde tous les biens injustement acquis ; mais, en retour,
il exige qu’on lui rende le sceptre et le trône de justice de son père. Pélias accepte ; puis, alléguant les avertissements d’un songe, il demande au jeune héros de rapporter d’abord la Toison d’or pour apaiser le courroux du défunt Phrixos : « Consens, lui dit-il, à accomplir cet exploit, et je jure que je te céderai le sceptre et la royauté » (v. 138-168). On ne peut être plus explicite. Pindare conserve ici l’un des traits essentiels et les plus anciens de la légende qu’ Apollonios éliminera presque entièrement, dans son désir très hellénistique d’humaniser les traditions héroïques.
Le bélier à la toison d’or a exactement la même signification que l’agneau d’or qui intervient dans la légende des Atrides au moment précis où Atrée et Thyeste entrent en compétition pour le trône de Mycènes. Quant au marché conclu entre Pélias et Jason, il a son parallèle dans la geste thébaine ; mais la situation se trouve alors inversée, car le talisman qui est en cause est le collier d’Harmonie, présent d’Aphrodite. Quand les fils d’Œdipe se partagent l’héritage paternel, l’un, Étéocle, garde la souveraineté, tandis que Polynice, en exigeant le collier, espère s’assurer la possession des biens matériels.
La Toison d’or conserve en Colchide sa fonction de talisman royal. D’après une tradition bien attestée, Aiétès, comme Pélias, sait par un oracle qu’il perdra son trône et sa vie s’il perd la Toison x. Si Pindare ne fait pas allusion à cette version, il est significatif qu’au moment où le roi de Colchide impose ses conditions à Jason après avoir dompté lui-même les taureaux aux naseaux de feu, il s’exprime en ces termes : « L’œuvre que vous voyez, que le roi — paaiXsiSç — , quel qu’il soit, qui commande à ce navire, me l’exécute, et il emportera le manteau indestructible, la toison rutilante aux franges d’or » (v. 229-231).
Ainsi la Toison se trouve-t-elle au centre d’une épreuve de probation royale et tel me paraît être le sens initial de la geste argonautique. Il est hors de question de passer ici en revue tous les épisodes de la légende afin de faire le tri entre ceux qui ont chance d’être anciens et les additions ultérieures, dues le plus souvent à l’imagination intéressée de telle ou telle cité. Je me limiterai à l’essentiel.
En premier lieu, il faut rappeler qu’Apollonios a coutume de désigner les Argonautes sous le terme de véoi, les jeunes gens. Le terme est impropre dans son récit, car l’expédition réunit des héros d’âge différent. U y a des oncles et des neveux, un Lapithe aux membres alourdis qui s’était distingué au temps de sa jeunesse contre les Centaures, alors que Méléagre est à peine un adolescent. Mais l’appellation de véoi qui les englobe tous se réfère sûrement à un état de la légende où tous les compagnons de Jason étaient considérés comme des couroi, des jeunes gens appartenant à la même classe d’âge x. S’il n’en est plus ainsi chez Apollonios, chacun sait que ses Argonautes constituent une société égalitaire d’où toute hiérarchie est bannie. Jason lui-même, qui en est le chef démocratiquement élu, n’est qu’un primus inter pares.
Seconde observation. L’expédition qu’ils entreprennent est un voyage dans l’au-delà, une « Jenseitsfahrt », pour reprendre l’expression de L. Radermacher 2. L’Héra d’Apollonios assure qu’elle veillerait sur Jason, « même s’il devait naviguer vers l’Hadès pour délivrer Ixion » (Arg., 3, 61-63). Or, c’est bien une navigation de ce genre qu’effectuent les Argonautes. Si l’on met à part leurs premières et leurs dernières aventures, ils entrent dans l’au-delà en franchissant les Roches Noires, les Kyanées ou Symplégades qui ferment l’accès au Pont- Euxin et ils en sortent par une porte aussi périlleuse, les Planètes du détroit de Messine. En présentant ainsi les faits, je me situe dans l’univers géographique d’Apollonios ; mais il y a tout lieu de croire que les récits primitifs rejetaient ces deux portes dans un univers purement mythique. Cette signification des Clashing Rocks a été bien mise en lumière en 1965, après d’autres, par Jack Lindsay dans un ouvrage suggestif, quoique parfois aventureux3. Elle ressort d’ailleurs clairement du récit même d’Apollonios. Une fois les Roches Noires vaincues, le poète fait cette remarque : « Les Argonautes respiraient, car ils pensaient s’être échappés de l’Hadès » (Arg., 2, 609-610). Espérance illusoire : ils abordent peu après sur le site de la future Héraclée du Pont, près du cap de l’Achéron qui possède une bouche infernale, et le pilote qui avait forcé les Kyanées y meurt subitement d’un mal mystérieux, en victime expiatoire.
Ce type de voyage dans l’au-delà ou dans l’outre-tombe est familier à la mythologie et au folklore. Il utilise souvent le motif dit « des animaux ou des compagnons serviables » : le héros doit affronter une succession de situations périlleuses dont il triomphe à tour de rôle grâce à leur concours. K. Meuli a voulu retrouver ce motif dans la geste argonautique. Il est certain que chacun des compagnons de Jason possède en principe des dons ou des pouvoirs particuliers qui devraient permettre de surmonter toutes les épreuves. Mais on est bien forcé de reconnaître que ce motif, s’il a peut-être existé à l’origine, n’est plus guère perceptible dans les traditions qui nous sont parvenues. On en comprend les raisons : la geste argonautique n’a rien d’un conte fantastique ; elle se situe dans un cadre épique où un tel motif n’a pas sa place 1. Jason, en levant sa troupe, ne recrute pas des spécialistes. Selon Apollonios comme selon Pindare, ses compagnons répondent à son appel seulement parce qu’ « ils rêvaient de conquérir ensemble, fût-ce au prix de la mort, la gloire qui sauve le souvenir des vaillants », comme il est dit dans la IVe Pythique (v. 186-187). Aussi leurs rôles spécifiques se sont-ils effacés, d’autant plus qu’au motif des compagnons serviables est venu se superposer un autre motif bien connu, par exemple, dans la légende de Thésée et d’Ariadne : celui de la princesse lointaine qui, par amour pour le héros, se fait l’artisan de sa victoire. Quelques vestiges du motif folklorique peuvent cependant avoir survécu. J’en citerai deux. C’est sur le conseil du Centaure Chiron que Jason sollicite le concours d’Orphée selon Apollonios et les scholiastes précisent que ce concours lui était indispensable pour affronter les Sirènes2. D’autre part, l’un des traits les plus remarquables du récit d’Apollonios, c’est que, tout au long du voyage, depuis l’approche des Kyanées jusqu’à la sortie des Planètes, les héros bénéficient d’une chaîne ininterrompue de guides — humains ou divins — qui les prennent en charge, les uns après les autres, sur les routes d’un monde qui leur était inconnu.
Le but du voyage est naturellement le pays d’Aia, identifié désormais à la Colchide, où se trouve la Toison. Pour conquérir le talisman royal, Jason devra se soumettre à plusieurs proba- tions héroïques. On peut négliger la victoire sur les guerriers nés des dents du dragon : il s’agit là d’un emprunt manifeste au cycle thébain, peut-être d’ailleurs fort ancien, s’il est vrai qu’Eumélos l’a connu. Les deux probations qui ont chance d’être les plus authentiques sont la mise au joug des taureaux vomisseurs de feu et la victoire sur le dragon gardien de la Toison. La première épreuve n’exige guère de commentaires : il suffit de rappeler qu’Héraclès et Thésée ont dû, eux aussi, dompter un taureau et que la Crète Minoenne avait ses tauromachies rituelles.
La victoire sur le dragon mérite plus d’attention, en dépit de son apparente banalité. Je laisserai de côté la version courante et ses diverses variantes qu’on connaît par les peintres de vases, par une rapide allusion de Pindare ou par le récit, résolument humanisé, d’Apollonios. Mais Hugo Meyer, dans un ouvrage paru l’an dernier sur Médée et les Péliades, vient opportunément ramener l’attention sur une curieuse peinture de vase. Il s’agit du médaillon d’une célèbre coupe à figures rouges de Douris, conservée au Vatican. On y voit à gauche l’avant – train redressé d’un énorme dragon qui tient dans sa gueule un homme, nommé Jason par une inscription, dont la tête et les bras retombent inertes. A l’ arrière-plan, la Toison est pendue à un arbre. Face au dragon, Athéna pensive assiste à la scène, appuyée sur sa lance. Quelques documents peuvent être rapprochés de cette composition étrange, en particulier un miroir étrusque de Berlin où l’on voit Jason (HEIASVN) lutter à l’épée contre un dragon qui a englouti l’une de ses jambes, tandis que la main gauche du héros tente d’atteindre la Toison1. L’interprétation de ces monuments figurés est naturellement équivoque. Cependant la présence sur le premier d’une Athéna pensive, mais sereine, laisse supposer que le peintre ne représente pas un dénouement irrémédiable. Jason n’est pas mort, malgré les apparences : le dragon doit être en train de régurgiter le héros qui, revenu à la vie grâce à la déesse, finira par conquérir la Toison. Sans doute sommes-nous en présence de ce qu’on a coutume d’appeler le « thème de Jonas », que Lucien persifle d’une façon si amusante dans l’Histoire vraie. D’une façon plus héroïque, Héraclès avait pénétré vivant, grâce à Athéna, dans les entrailles du monstre qui devait dévorer Hésione et il l’avait tué en lacérant ses flancs par l’intérieur.
Pour le cycle argonautique, aucun texte n’atteste cette version qui n’a dû survivre que dans la tradition orale avant d’être illustrée par Douris. Mais plusieurs indices invitent à la prendre au sérieux. Je ne sais si l’on peut tirer argument des vers 244 et suivants de la IVe Pythique. D’après Pindare. le dragon était plus grand qu’une nef à cinquante rameurs — plus grand donc que la nef Argô — -, et c’est dans sa gueule même qu’il tient la Toison, alors que celle-ci est d’ordinaire suspendue à un arbre ou posée sur un rocher. On concevrait dès lors que Jason ait dû pénétrer dans la gueule du monstre ; mais le poète, dans son bref raccourci, est muet sur ce point et il convient de rester prudent.
Il importe davantage de se souvenir que Médée est à l’origine une déesse magicienne capable d’opérer par ses charmes des cures de jouvence. Elle en fait bénéficier le vieux père de Jason d’après les Nostoi cycliques, les nourrices de Dionysos et leurs époux dans un drame d’Eschyle ; quand elle veut abuser les filles de Pélias désireuses de rajeunir leur père, elle transforme en agneau un vieux bélier. Selon Simonide et Phérécyde, elle aurait rendu sa jeunesse à Jason après l’avoir fait cuire dans un chaudron ; nous ignorons malheureusement tout des circonstances et du lieu de cette opération. Jeunesse et immortalité vont habituellement de pair : selon les traditions antérieures à Euripide, Médée a tenté de conférer l’immortalité aux enfants qu’elle a eus de Jason et, si elle échoue, c’est uniquement par la faute de son époux, de même que Thétis n’a pu rendre immortel Achille, parce que Pelée est intervenu malencontreusement 1. Un dernier indice : au chant III d’Apollonios, Jason accepte les épreuves imposées par Aiétès, bien qu’il soit certain de succomber. C’est alors qu’il subit une double transfiguration : d’abord, Héra le pare d’une beauté surnaturelle quand il va au rendez- vous fixé par Médée ; puis, grâce à celle-ci, il obtient de bénéficier pour quelques heures d’une force invincible2. Cette double transformation pourrait être un arrangement, bien dans le goût hellénistique, d’un motif archaïque de mort et de résurrection. Certes, je ne méconnais pas toutes les objections qu’on peut faire à une hypothèse qui consisterait à réunir en une seule et même construction les membra disjecta que j’ai tenu à vous présenter aussi objectivement que possible. Je ne m’avancerai pas davantage dans cette direction. Je noterai seulement que la mort fictive ou temporaire d’un héros, suivie de sa résurrection, serait parfaitement à sa place dans un cycle légendaire inspiré par des pratiques de probations royales ou courétiques. –
En tout cas, lorsque la légende commence à être attestée pour nous, elle a perdu ce caractère. Elle est devenue la matière d’un épopée panhellénique réunissant l’élite des héros, comme la chasse du sanglier de Calydon ou mieux comme la guerre de Troie elle-même. La Toison demeure le but du voyage ; mais elle n’en est plus en fait que le prétexte. Désormais, ce sont les navigations et les épisodes annexes qui passent au premier plan, surtout à partir du moment où l’itinéraire d’Argô s’inscrit dans un cadre géographique réel, c’est-à-dire, au plus tard, dès l’époque d’Eumélos.
A cet égard, le contraste avec l’Odyssée est frappant. Les Grecs ont songé très tôt à localiser les stations odysséennes dans la Méditerranée occidentale ; mais les vestiges du retour d’Ulysse sont rares et tardifs dans cette région ; ils sont dus pour la plupart à des chroniqueurs locaux de Grande-Grèce et n’ont pas été vraiment insérés dans un Cycle odysséen, puisque le thème des Navigations d’Ulysse n’a pas été repris après Homère dans la grande littérature3. Au contraire, les Argonautiques ont proliféré et l’on a prétendu découvrir un peu partout des o%axa laissés par les Argonautes : ici une pierre d’ancre ou un rouleau de bois destiné à la mise à flot d’Argô ; là les tombeaux des héros morts au cours de l’expédition ; ailleurs des autels élevés aux dieux lors des escales ou des offrandes faites aux indigènes, voire des épiclèses divines ou des toponymes commémorant le passage de Jason ou de Médée. L’œuvre d’un poète érudit comme Apollonios de Rhodes est très instructive à ce point de vue, d’autant plus que les savantes scholies qui l’accompagnent fournissent une précieuse information sur ses sources. Pour le voyage de l’aller, les chroniqueurs de Cyzique en Propontide, d’Héraclée et de Sinope sur le Pont ont tenu une place de premier plan. Grâce à eux, nous nous faisons une idée du rôle joué par la colonisation grecque, au vi° et au Ve siècle, dans l’élaboration de la légende. Par exemple, à Cyzique, les Ioniens venus de Milet instituent un culte d’Athéna Jasonienne et donnent le nom du héros à une source que Rhéa avait fait jaillir en haut du Dindymon à l’occasion de son passage1. A Héraciée du Pont, les Béotiens et les Mégariens identifient le héros fondateur de la nouvelle cité à l’Argonaute Idmon qui a péri chez eux2. Le retour met largement à contribution les traditions de Corcyre dont les visées impérialistes s’étendaient sur toute la côte orientale de l’Adriatique ; il utilise aussi, quoique dans une moindre mesure, les historiens de Grande-Grèce.
Cette tendance n’est pas propre aux Alexandrins. J’ai déjà dit comment Eumélos avait arrangé la légende pour la gloire de Corinthe. Quelque temps après, Corcyre, colonie de Corinthe devenue bientôt sa rivale, a voulu à son tour faire valoir ses prétentions. Le poème des Naupactica, prenant le contre-pied des Corinthiaca d’Eumélos, conte comment Jason et Médée se réfugient à Corcyre après avoir fait périr Pélias à Iolcos3. Pindare, dans sa brève narration du voyage de l’aller, ne retient qu’un épisode : la consécration d’un sanctuaire de Poséidon près du Bosphore, qui, à mon avis, est à mettre en relation avec la fondation de Byzance (Pyth., 4, 203-206).
L’adjonction la plus étonnante, l’une de celles qui ont contribué le plus à transformer la tradition primitive, est sans nul doute l’épisode libyen. Par quelle aberration les Argonautes, partis pour la septentrionale Colchide, rentrent-ils en passant par les déserts de l’Afrique? La réponse est simple. D’après les Catalogues hésiodiques, les héros, au départ d’Aia, ont contourné les terres habitées en suivant sur un quart de cercle le cours de l’Océan de l’est vers le sud ; puis, de là, ils ont traversé du sud vers le nord les sables de la Libye afin de regagner la Méditerranée. La cité de Cyrène a mis à profit cette vieille géographie mythique pour rattacher ses origines à la geste argonautique. Il n’est pas fortuit que les deux œuvres majeures qui relatent les Navigations d’Argô, la IVe Pythique de Pindare et les Argonautiques d’Apollonios, attachent une telle importance à ce détour. La IVe Pythique est dédiée au roi de Cyrène Arcésilas : elle s’ouvre sur l’épisode libyen et sur la prophétie de Médée présageant la fondation de Cyrène ; le récit des navigations s’achève, au prix d’une géographie tourmentée, par l’escale à Lemnos où l’Argonaute Euphamos engendrera le fils à la descendance duquel le destin réserve la souveraineté sur la Libye. Apollonios conçoit le retour d’une façon différente. Les errances des Argonautes, provoquées par le meurtre sacrilège d’Apsyrtos, auraient dû normalement s’arrêter en Phéacie, c’est-à-dire à Corcyre. Le courroux de Zeus est alors apaisé et plus rien désormais n’aurait dû s’opposer au retour à Iolcos. Pourtant une tempête survient : « Le destin ne permettait pas encore aux héros d’aborder en Achaïe : il leur fallait subir d’abord d’autres épreuves aux confins de la Libye », dit le poète (Arg., 4, 1225-1227), sans autre explication. Mais, à lire la suite du chant, il est évident qu’il veut annoncer à mots couverts la fondation future de Cyrène. Une digression du chant II (v. 500-507) avait d’ailleurs opportunément conté comment la Nymphe Kyréné — une Thessalienne comme Jason — avait été transportée par Apollon sur le site de la future cité1. Les dimensions prises par l’épisode cyrénéen chez ces deux auteurs et d’autres encore, tels qu’Hérodote et Callimaque, témoignent clairement de la popularité du cycle argonautique qui n’a cessé d’être vivant au moins jusqu’à Valérius Flaccus et même au-delà.
Cette légende, issue peut-être d’antiques probations royales centrées sur la conquête de la Toison d’or, est devenue, dès l’aube de la période archaïque, une geste héroïque dont les épisodes multiples ont fourni une ample matière aux poètes tragiques. A côté de cet aspect qui est le plus connu et que je n’avais pas à aborder ici, les errances d’Argô ont servi de prétexte à un périple de plus en plus compliqué à mesure qu’il s’efforçait de faire droit aux prétentions d’un plus grand nombre de cités. Les Grecs aimaient en les suivant découvrir des terres lointaines et parfois inconnues. Quoi de plus naturel qu’aujourd’hui encore l’Association Guillaume Budé place la découverte de l’hellénisme en mer Noire et en Asie Mineure sous le signe de la Toison d’or?
Francis Vian.
- K. Meuli, Odyssée und Argonautika. Untersuchungen zur grie- chischen Sagengeschichte und Epos, Berlin, 192 1 Fragments dans G. Kinkel, Epicorum graecotum fragmenta, 1 (1877), 185-195. Importante étude d’Éd. Will, Korinthiaka (Paris, 1955), P- 124-129, 237-242.
- F. Robert, Homère (Paris, 1950), p. 178. Cf. Éd. Will, op. cit., p. 81-129.
- Voir le commentaire de M. L. West, Hesiod, Theogony (Oxford, 1966), p. 429-430 (au v. 1001).
- G. Germain, Genèse de l’Odyssée (Paris, 1954), p. 51 1-554-
- J. D. P. Bolton, Aristeas of Proconnesus (Oxford, 1962), p. 55-58.
- Voir la bibliographie réunie par Éd. Will, op. cit., p. 127, n. 3.
- Cf. P. Lévêque, L’aventure grecque (Paris, 1964), p. 211 et 213.
- Sur les Grecs en Colchide, voir la bibliographie citée dans l’éd. Budé d’ApoLLONios, t. 2, p. 16, n. 3. Ajouter Dialogues d’histoire ancienne, 6 (Belles Lettres, 1980), où l’on consultera les contributions d’A. Waso wicz, O. D. Lordkipanidze et T. K. Mikeladze.
- P. Friedlânder, Rhein. Mus., 69, 1914, p. 299-317. Ap. Rh., 1, 185-189 ; 2, 864-898
- Références dans l’éd. Budé d’ApoLLONios, t. 2, p. 128 s. (N. C. à 3, 600)
- L. Radermacher, Mythos und Sage bei den Griechen (Darmstadt, 1943 ; réimpr. 1968), p. 154-237.
- J. Lindsay, The Clashing Rocks (Londres, 1965), p. 5-46.
- Cf. L. Radermacher, op. cit., 208-212, critiquant la thèse de K. Meuli.
- Cf. Ap. Rh., i, 32-34, et ma note au v. 25. Bulletin Budé 19
- H. Meyer, Medeia und die Peliaden (Rome, 1980), p. 79-98. Les documents mentionnés ici sont reproduits aux pl. 18 (III Va 1) et 19 (III S 4). Voir aussi Radermacher, op. cit., p. 204 s., 213 ss., et la fig. 10 (face à la p. 206).
- Sur cet aspect de la figure de Médée, voir notamment les travaux cités plus haut d’Ëd. Will et de H. Meyer.
- Ap. Rh., 3, 919-926, 1246-1267.
- On s’en persuadera aisément en consultant J. Bérard, La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité. L’histoire et la légende (Paris, 2e éd., 1957), P- 312-322. L’auteur s’attache pourtant à recenser tous les souvenirs odysséens attestés en Grande-Grèce.
- Ap. Rh., i, 958-960, 1145-1149.
- Ap. Rh., 2, 844-850.
- Fragments dans Kinkel, Epie, graec. fragm., p. 198-202 ; cf. l’éd. Budé d’ApoLLONios, t. 1, p. xxix-xxx.
- Voir ma Notice du chant IV d’ApoLLONios, t. 3, p. 53-64.Source : Vian Francis. Les navigations des Argonautes : Élaboration d’une légende. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°3,
octobre 1982. pp. 273-285;
doi : https://doi.org/10.3406/bude.1982.1159
https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1982_num_1_3_1159