Les Grecs se soulèvent en 1821 mais la révolution est d’ores et déjà pensée depuis la fin du XVIII. Des bourgeois grecs exilés planifient alors de soulever des populations dans la partie européenne de l’Empire Ottoman. Cette société secrète élabore un programme politique en s’appuyant sur l’héritage de la Révolution française.
À l’origine les puissances étrangères du congrès de Vienne cherchent à maintenir le statu-quo et ne souhaitent pas toucher à l’intégrité de l’Empire Ottoman. La liberté des grecs n’a été décidé qu’en 1830 et la reconnaissance de l’État grec en 1827, sous la pression du mouvement philhellène.
La question grecque et l’Europe aborde l’article d‘Anne Couderec, qui est maître de conférences à l’université Paris 1 et membre de l’UMR SIRICE. Ses travaux portent sur la formation de l’État grec et sur l’histoire des relations internationales au XIX e siècle, en particulier l’histoire et l’historiographie de la Question d’Orient. Elle a co–dirigé, avec Olivier Delouis et
Petre Guran, Héritages de Byzance dans l’Europe du Sud–Est ( XVI e – XX e siècle), Athènes–Paris, École française d’Athènes, de Boccard, coll. « Mondes Méditerranéens et Balkaniques », 4, 2013.
RICE | « Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin »
2015/2 N° 42 | pages 47 à 74 ISSN 1276-8944 DOI 10.3917/bipr.042.0047
L’indépendance de la Grèce fut une affaire européenne. Le fait est bien connu : le vif intérêt des Lumières pour l’Antiquité avait mis la Grèce à l’honneur depuis le XVIII e siècle. En quête des racines de la civilisation européenne, les voyageurs s’étaient succédé dans l’Empire ottoman, à la recherche de ses vestiges, médailles ou colonnes, et même de ses habitants, en se plaisant à voir leurs descendants dans les sujets chrétiens du sultan, avilis par des siècles de captivité ou d’esclavage. La régénération de la Grèce était devenue un thème récurrent depuis la Révolution française et l’Empire, suffisamment partagé par les élites de tous milieux pour survivre à ces régimes ; le soulèvement hellène de 1821 fut de ce fait salué avec enthousiasme autant par les représentants du courant libéral que par des milieux beaucoup plus conservateurs. On
connaît bien aussi l’émotion internationale suscitée par la répression ottomane, au lendemain des massacres de Chio en 1822, par le siège et la chute de Missolonghi en 1826 et les ravages du Péloponnèse par les troupes égyptiennes d’Ibrahim Pacha venues en renfort. La vague de sympathie philhellène, portée par tous les media de l’époque, presse, théâtre, concerts, littérature, peinture, affiches, mobilier, assiettes peintes, tapisseries, vêtements, pénétra tous les foyers . Plusieurs études récentes ont mis en lumière le caractère transnational de cette grande émotion européenne à l’origine des départs de volontaires prêts, à l’instar de Byron, à combattre et à mourir en Hellènes pour défendre la cause sacrée de la civilisation contre la barbarie
Cependant, l’histoire du mouvement national grec comporte encore, à plus d’un égard, de nombreux champs à explorer ou à reconsidérer, autant du point de vue intérieur que de la façon dont il s’inscrit dans l’histoire européenne. L’histoire la plus traditionnelle apparaît, d’une façon classique, fortement tributaire de conceptions essentialistes développées au
XIX e siècle, les Hellènes de 1821 étant avant tout considérés comme les descendants de Périclès et de Léonidas, relevant la tête après des siècles de domination romaine, franque puis ottomane. L’autre interprétation, longtemps proposée en Grèce, qui n’était au demeurant pas opposée à la première, a été, sous l’influence du marxisme, une dénonciation du rôle impérialiste et oppresseur des Grandes Puissances. L’historiographie grecque récente est déjà fortement revenue sur ces schémas interprétatifs. L’étude de l’origine et de l’organisation sociale des combattants de 1821, qui étaient loin de former un groupe homogène, la prise en compte des enjeux locaux de leur lutte, souvent plus prégnants que ceux d’une nation encore bien abstraite, ont déjà donné lieu à de riches monographies .
L’historiographie occidentale, de son côté, a longtemps présenté des tendances comparables à celles de l’historiographie grecque, en particulier parce que peu de questions ont été posées sur la nature politique et l’identité du mouvement hellène : toute la tradition historique occidentale
apparaît influencée par le philhellénisme et les études récentes sur le philhellénisme n’ont pas réellement remis ce biais en cause. Les Grecs sont présentés de prime abord comme formant une nation anciennement constituée entrée dans une phase de réveil, forçant la méfiance et l’admiration de l’Europe et contraignant le Concert européen à reconnaître leur nouvel État. Quant à la politique des Grandes Puissances et du Concert européen dans la crise grecque, elle est rarement étudiée dans sa dimension de système. Elle est le plus généralement décrite, comme une toile de fond, en termes d’atermoiements, d’attentisme, ou de calculs géopolitiques qui certes furent réalité mais qui ne sont pas à même d’expliquer en profondeur ce qui s’est réellement passé entre l’Europe et la
Grèce. Sans doute, pour tenter de comprendre les interactions entre le Concert européen et le mouvement hellène et leurs effets sur les formes de gouvernance européenne comme sur la définition de la nation grecque, faut-il s’efforcer de considérer l’ensemble du contexte européen de l’époque. En particulier, la prise en compte de la réaction aux révoltes qui éclatèrent simultanément dans les colonies espagnoles, en Espagne, au
Portugal et dans l’Italie sous domination autrichienne est indispensable pour comprendre la façon dont le soulèvement grec fut appréhendé.
C’est de cet aspect que cette contribution entend traiter. L’historiographie consacrée aux relations internationales présente la décision de reconnaître l’État grec, prise par le Concert européen dans une forme réduite à la France, la Grande–Bretagne et la Russie, comme un tournant, voire une
première entorse à une politique inspirée jusque–là par l’esprit de la Sainte Alliance
. L’idée générale est en effet que l’Autriche ne parvint pas après
1825 à contrer l’influence libérale britannique ni les tendances philhellènes – ou anti-ottomanes – du tsar et que la politique contre-révolutionnaire des conférences de Troppau et Laybach en 1820-1821 puis de Vérone en 1822 fut désormais tenue en échec et abandonnée. Georges-Henri Soutou interprète notamment cette évolution comme un retour à la dimension
libérale qu’aurait d’emblée revêtu le système de Vienne en 1815.
On cherchera ici, à propos du cas grec, à éclairer et comprendre cette transition dans la politique du Concert européen ; à la lecture de la bibliographie, elle paraît en effet s’être opérée du jour au lendemain, sans que la nature de ce changement ait très clairement fait l’objet d’analyse.
S’agit–il de rupture pure et simple, de tournant radical, ou bien plutôt d’une forme d’évolution dont les tenants et aboutissants sont à interroger ? Pour mener l’analyse, on étudiera les discussions entre les représentants des puissances du Concert européen sur la politique à tenir face au gouvernement grec et au gouvernement ottoman, en les mettant en perspective avec les discussions relatives à l’ordre européen depuis le congrès d’Aix–la–Chapelle de 1818, en particulier au moment des révolutions en Espagne et en Italie. Une attention particulière sera apportée aux principes mis en avant, notamment sur la question de l’action collective des puissances, de ses formes et de ses modalités. L’enjeu est, à terme, d’évaluer l’impact qu’a eu l’action du Concert européen sur la formation de la nation grecque mais tout autant de comprendre dans quelle
mesure la réaction des puissances du Concert à une question intéressant l’Europe, comme ici la question grecque, a pu avoir eu un impact sur les contours mêmes du Concert européen.
Pour cela, l’étude distinguera trois moments successifs : de 1821 à 1825, la période pendant laquelle le Concert n’intervint pas directement dans la question grecque, malgré son importance au regard de la paix et de l’équilibre européen ; 1826–1827, le moment de l’intervention des grandes puissances, dont il faudra ici étudier la forme et la nature, pour imposer à la Porte le principe de l’existence d’un État grec ; enfin, dans une troisième partie, seront envisagés les effets de cette action du Concert européen sur la définition même de la nation grecque, de 1827 à la reconnaissance de son indépendance en 1830
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