Beaucoup plus qu’elle ne s’est attachée à définir des genres ou des écoles, pendant tout le dix-neuvième siècle la littérature grecque moderne a tâché de résoudre les problèmes d’identité que posait la création du nouvel Etat grec.
Pour prouver qu’elle était digne de ce beau nom prétendument « déshonoré »1, la nation grecque voulut, tantôt être à l’image d’une Grèce antique dont le siècle des lumières occidental lui renvoyait une vision idéale, où régnait l’esthétique des vertus civiques, tantôt s’affirmer dans une spécificité que les Européens méconnaissaient en traitant par le mépris la très longue et fort vivace tradition byzantine. L’historien Paparrigopoulos 2 retrouve alors le chaînon manquant de la continuité à l’intérieur d’un hellénisme millénaire, et en affirmant la suprématie de la pérennité culturelle sur celle du sang, il renvoie dos à dos des Fallmerayer3 qui comptabilisent les globules slaves dans les veines des Hellènes et les Grecs eux-mêmes lorsqu’ils se griment en autant de Périclès.
La production littéraire du siècle suivant, si elle ne se débat plus aussi ostensiblement dans le marais identitaire, reste pourtant étroitement tributaire d’une histoire mouvementée et prégnante. Des conflits successifs, guerres balkaniques de 1912-1913, désastre d’Asie Mineure en 1922, font progressivement coïncider hellénisme et territoire grec national. Et c’est sans
doute cette interdépendance entre littérature et histoire qui peut décourager un lecteur français néophyte, chez qui l’ignorance traditionnelle du cours de l’histoire dans la partie orientale de l’Europe et de la Méditerranée interpose une couche d’opacité entre sa vision occidentale des mentalités et des œuvres littéraires marquées par les étapes d’une autre maturation. De même, la guerre civile qui de 1945 à 1949 prolonge de quatre années pleines le martyre que la
population connut pendant le second conflit mondial sous l’occupation allemande résonne pendant plusieurs décennies encore chez les écrivains de l’après-guerre et de l’ après -dictature.
A prendre sérieusement en compte de telles données nous hésitons à envisager la production contemporaine qui vient aujourd’hui entre nos mains, pour la plupart d’entre nous seulement de façon sporadique et désordonnée par le biais de traductions françaises, comme une simple promenade littéraire au jardin des mots.
Certes, l’empathie a disparu du discours narratif, ce dernier lui-même s’est d’ailleurs amenuisé
comme une peau de chagrin, les écrivains que l’on traduit et édite aujourd’hui en langue française ne font plus guère de littérature « participante » comme ce fut le cas de leurs aînés ou contemporains déjà disparus, pour ne citer que Stratis Tsirkas (1911-1980) avec le seul roman d’ampleur ambitieuse qu’ait inspiré le contexte de la résistance et de l’ingérence anglaise4 et Dimitris Hatzis (1913-1981) au style volontairement plat et d’une exceptionnelle densité humaine 5. Les romanciers et nouvellistes qui vivent depuis vingt ans bientôt la restauration de la démocratie brisent la diégèse par tous les moyens et installent partout la distance, tous genres confondus. Le texte court règne, comme cela n’a jamais cessé d’être le cas, depuis la génération de 1880, les dramaturges se font aussi prosateurs 6, les autobiographes sont d’ironiques mystificateurs 7 et les créateurs de fiction œuvrent sous le couvert de textes réels subrepticement détournés de leur actualité 8.
Les traductions que nous avons depuis quatre ans entre les mains 9 sont aussi l’occasion de connaître enfin les écrivains de Grèce du nord, ceux dont la capitale est Salonique, porteurs d’un plus grand message d’étrangeté pour le lecteur occidental parce qu’ils véhiculent de façon plus manifeste la continuité de l’hellénisme dans sa diachronie byzantine, puis ottomane, où
l’élément orthodoxe continue de jouer le rôle catalyseur de la reconnaissance identitaire. Salonique, ville moderne avant Athènes, artificiellement élevée à la dignité de capitale, alors que modeste bourg champêtre, elle épuisait ses cabanes au bord de l’Acropole, Salonique où survécut jusqu’à l’ entre-deux-guerres l’atmosphère de cosmopolitisme typique des ensembles administratifs pluri-ethniques, la Salonique des juifs séfarades ou de l’enfance de Mustapha
Kémal, est sans doute bien plus porteuse de la spécificité grecque si mêlée de souvenirs orientaux.
Lorsqu’ils posent la problématique d’une division géographique des auteurs grecs contemporains, écrivains et critiques s’entendent à ne pas voir dans le dénominateur régional un outil satisfaisant de réflexion et d’analyse10.
Ils admettent cependant aussi que la production grecque actuelle est avant tout redevable de sa forme aux mouvements culturels qui virent le jour à Salonique dans l’entre-deux-guerres, avec pour organe essentiel la revue Makédonikès Imérès (Jours de Macédoine) qui vécut de 1932 à 1938.
« En opposition avec les écrivains d’Athènes qui continuaient la tradition narrative du roman antérieur, les prosateurs de notre ville étaient plutôt attirés par l’aventure de l’homme intérieur qui à cette époque connaissait déjà une forme achevée dans le nouveau roman d’écrivains comme Proust, Joyce et Virginia Woolf. « L’école de Salonique » (…) apportait à la prose néo-hellénique le monologue intérieur et l’intrigue embryonnaire (…) le mélange de la mémoire et du vécu, et laissait en héritage aux littérateurs plus jeunes une tradition d’intériorisation »11.
« Au début de ce siècle deux éléments composent la culture des Saloniciens du cru; d’abord la coloration européenne, puis la conservation des idéaux nationaux qu’ils identifient avec la tradition culturelle de leur ville; une tradition byzantine, mystique, introvertie; une tradition d’introversion orthodoxe »12.
« Si l’histoire de notre littérature a omis de la signaler, le temps en revanche n’a pas manqué de montrer que les prosateurs des Jours de Macédoine ont influencé à long terme le développement de notre prose grecque, ce qui ne s’est pas produit avec la prose narrative, dite de la génération de 1930 » 13.
Cette explication historique trouve ici sa justification dans la production aujourd’hui unanimement saluée de Nikos Gavriil Pendzikis, né en 1908 à Salonique et qui fut l’un des actifs collaborateurs de la revue plus haut citée. Actuel patriarche des lettres néo-helléniques, ce survivant de la génération de 1930 à laquelle il appartient pour la chronologie, mais non par
ses partis-pris d’écriture, se place plutôt parmi les maîtres de la prose contemporaine. Son texte Conte de la ville et de la préfecture de Drama lui a valu en 1984 le prix d’Etat du roman 14.
Parfait connaisseur d’un merveilleux populaire syncrétique qui mêle les modestes saints patrons de l’orthodoxie et les symboles ou créatures du paganisme, il bat la campagne derrière les meutes de ses inlassables catalogues, énumérations où les vocables puisés à toutes les strates de la langue esquissent ad libitum la forme d’un univers où les apparences rendent gorge et les mots se chargent enfin de toute leur polysémie originelle. « Quand un individu isolé (et l’isolement est un des traits de l’école de Salonique) veut s’exprimer, comme tous les écrivains européens aujourd’hui, comme aussi les Byzantins, il utilise des jeux de mots »15.
L’oeuvre de Pendzikis est une compilation érudite, mais aussi facétieuse, du trésor des mythes antiques, des traditions folkloriques recueillies au XIXème siècle par Politis, des hagiographies des néo-martyrs, le tout élaboré avec la conscience que l’accumulation et le détail demeurent les deux maîtres mots de la connaissance. Pendzikis joint à son activité d’écrivain celle de peintre à l’école monastique de la peinture d’icône, comme ses aînés, le Micrasiate Fotis Kondoglou (1897-1965) et le Chypriote Nikos Nikolaïdis (1884-1956), et son cadet Yorgos Houliaras.
Cette dette envers « l’école de Salonique » dont la plupart des prosateurs actuels s’acquittent plus ou moins consciemment, laisse un vaste champ libre à l’individualité des écrivains. On aura compris que chacun a sa manière. Le fil conducteur de leurs activités créatrices, au-delà du clivage « marches septentrionales » – « vieille Grèce », c’est probablement, à l’intérieur d’un discours souvent autobiographique, le passage du « nous » de la collectivité solidaire, qui transcende la souffrance des années de guerre, à celui du « je » solitaire et désenchanté qu’isola la réaction et qui se retrouve aujourd’hui témoin impuissant d’une société sans justification.
A une exception près (N. Bakolas), le corpus des auteurs cités prend uniquement en compte, et sans exhaustivité, ceux dont un ouvrage au moins a été traduit en français depuis 1989. Les dates de naissance de ces écrivains sont comprises dans une période qui va de 1920 à 1947 avec une forte représentation pour les années 30. Le cas Pendzikis né en 1908 est amplement commenté dans les lignes qui précèdent.
Pour la période du « nous », témoigne l’oeuvre de quatre écrivains dont trois nés en 1927, deux Thessaloniciens et deux Athéniennes. La place parue en 1987, est l’oeuvre de Nikos Bakolas. Cette volumineuse fresque de la Salonique des années 30 n’est pas encore traduite en français. L’adoption du récit prismatique à narrateurs successifs et à vérités juxtaposées ôte à cette ample composition le caractère d’objectivité didactique qui fut celle du roman bourgeois. L’interruption de la narration à neuf reprises par un chapitre-pause, intitulé « temps intermédiaires », installe un monologue elliptique qui constitue un hommage posthume à la génération du « nous » et des idéaux perdus. La violence des tensions sociales en toile de fond correspond à l’avancée de Salonique sur le front de l’Internationale ouvrière. L’union prolétarienne, surtout d’origine juive, absorba l’élément réfugié comme nulle part ailleurs en Grèce où les Micrasiates restèrent suspendus à leur rêve d’une réintégration dans leur classe antérieure.
Alki Zéi et Tatiana Gritsi-Milliex (née en 1920) parlent toutes les deux de leur expérience individuelle de l’aventure collective de la résistance.
La première décrit le parcours d’une adolescente qui au fil du temps se départit peu à peu d’une foi monolithique dans le militantisme16. L’écriture de la seconde joue audacieusement de la superposition des périodes temporelles, bouleverse la chronologie au gré des émotions ressurgies du passé 17, mais l’une comme l’autre font également référence à une période d’engagement définitivement révolu.
Disparu en 1985, Yorgos Ioannou fut un polygraphe toujours impliqué dans sa narration. Le noyau de son oeuvre est constitué de deux recueils de nouvelles : Le sarcophage (1971) et Pour seul héritage (1974)18. La plupart de ses textes mettent en scène l’auteur adolescent durant la période de l’occupation allemande et de la guerre civile (la thématique est la même chez son concitoyen et cadet Tolis Kazandzis, né en 1938 et aujourd’hui décédé). Le « nous » y dispute la place au « je », un « nous » à géométrie variable qui englobe parfois toute la communauté des Micrasiates ou la foule des laissés pour compte de l’urbanisation grecque. Les récits valent par leur traitement à la fois intimiste et distancié, émouvant et ironique. Ioannou pratique une auto-dérision infatigable qui ne met pourtant jamais en péril le regard chaleureux de l’homme sur ses congénères, réfugiés indigents, juifs disparus, ballotés par les détours cruels de l’Histoire.
La recherche d’identité chez Ioannou se fait sur le mode des regrets : folkloriste amateur qui élabora des anthologies de contes et de chansons, il enregistre aussi avec nostalgie la
disparition des repères collectifs qui participaient à la structuration de l’individu : « Je descends assez souvent contempler (la Madone-qui-retient-les- eaux) avec un rictus amer pour notre commune déchéance (…). Le cierge, je l’allume simplement parce qu’on n’y voit goutte. Nous nous entregardons furtivement jusqu’à ce qu’il fonde, puis je l’embrasse à la sauvette et je file
(…). Je ressens simplement la profonde nécessité de me confier à une figure familière qui connaît mes racines et mes origines et qui s’inquiète peut-être de certains de mes faits et gestes »19.
La guerre et l’autobiographie sont là aussi dans l’oeuvre de Pétros Abadzoglou, né en 1931 dans le bassin de l’Attique. La famine de l’enfance dont Lilika Nakou (1905) témoignait sur le moment dans L’enfer des gosses 20 avec une très forte charge émotionnelle, Abadzoglou qui la vécut la dépeint dans un épisode de sa vie du Christ 21 avec un « remake » dérisoire de la multiplication des pains et des poissons. Abadzoglou, autobiographe qui se présente à la fois comme l’auteur en chair et en os et le protagoniste imaginaire de la fiction qu’il développe, feint de mener au doigt et à l’oeil un monde où la petitesse de l’individu isolé l’angoisse. Son maître mot pourrait
être celui de Cocteau dans Les Mariés de la Tour Eiffel : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur ». II endosse la panoplie de Superman, le Pantocrator devient sa doublure dans les situations difficiles où la condition humaine lui paraît désespérément étriquée. Il pose les questions du temps, de la durée et de la finitude par le biais d’historiettes réalistes, et compose en outre une sorte de catalogue de la culture néo-grecque minimale, bagage de stéréotypes à la disposition de la mémoire spontanée de tout individu de sa génération. Ce trésor de lieux communs comprend des sentences antiques, des proverbes populaires, des extraits de chansons grecques de tous genres, des morceaux choisis de textes littéraires et surtout pléthore de citations bibliques, voire de passages du rituel liturgique orthodoxe.
Chez Thanassis Valtinos, né en 1932 dans le Péloponnèse, c’est encore la présence de la destinée collective du peuple grec qu’il faut retenir : l’émigration et la guerre civile. Cependant, l’absence du « nous » engageant à la solidarité et l’énonciation d’un « je » aux antipodes de la confidence
autobiographique, assurent une distance et une dédramatisation complètes.
Valtinos a recours à la délégation d’écriture grâce à des figures de narrateurs « réels » qui opèrent sans son adhésion. La transcription du récit oral qui fait le contenu du Synaxaire d’Andréas Kordopatis (1964) appartient à cette catégorie de littérature documentaire où la part de création est apparemment refusée. Pourtant, le choix du vocable « synaxaire » (écarté dans le titre de la version française 22) dénie toute caractère réaliste au récit avec sa référence à un type d’ouvrages religieux ancrés dans une tradition de foi populaire, et place d’emblée ce personnage de Grec émigré aux Amériques vers 1910 dans la liste des humbles saints naïfs proposés à la vénération de leurs anonymes semblables. Vous trouverez mes ossements gisant sous la pluie (1988) est le procès-verbal circonstancié d’une découverte miraculeuse : lors des travaux
de fondation d’une chapelle, les terrassiers découvrent des ossements que mille signes désignent comme ceux d’un saint martyr victime des Turcs. Dans La marche des neuf (peut-être un écho antiphrastique de l’Anabase des dix-mille), Valtinos trace un itinéraire non balisé où font défaut la localisation temporelle et le pourquoi de la marche à laquelle se livre une petite troupe
d’hommes désorientés : des maquisards du Péloponnèse qui descendent vers la mer sans autre but que la fin de leurs errances.
Des quinze volumes traduits en français 23 de Vassilis Vassilikos (né en 1935 à Kavalla), il faudra sans doute retenir Z (1966) qui se faisait l’écho de l’effondrement d’un commun espoir populaire et érigeait en symbole de la La littérature néo-hellénique démocratisation tuée dans l’oeuf le député assassiné Lambrakis, belle figure d’un « nous » que les Grecs avaient encore à la bouche. Et cela même si par ailleurs l’oeuvre traitée dans le style du reportage et de l’enquête policière se
voulait entreprise de démythification. Avec La plante (1961), premier volet d’une trilogie sur l’asphyxie de la jeunesse dans un monde absurde, Vassilikos avait en revanche travaillé son sujet sur le mode de la mythification avec le développement fantastique de données réalistes.
Cette même plongée dans le réalisme fantastique, Spyros Plaskovitis (Corfou, 1920) l’avait expérimentée un an plus tôt avec Le barrage, figure symbolique d’un régime « dur » qui se fissurait malgré tout insidieusement.
Avec son roman le plus récent, La dame de la vitrine 24, Plaskovitis abandonne le mythe pour l’Histoire lorsqu’il campe deux protagonistes vieillissants qui furent chacun de leur côté les compagnons de route d’un jeune magistrat idéaliste, assassiné pendant la guerre civile, et qui se
rencontrent sur leur île natale dans le contexte actuel d’un trafic immobilier international.
Le retour aux lieux originels par le biais cette fois d’une réactualisation impressionnante du passé, en l’occurrence les années 50-60, constitue le fondement des textes brefs de Nikos Houliaras (1940) : la ville de Ioannina y revit, lac, roseaux et ruelles ventées, terre intérieure sans relation aucune avec les mirages estivaux et balnéaires que promurent bien malgré eux
à la génération précédente les créateurs du mythe de l’Egée. Houliaras historié un pays de montagnes et d’eaux douces sur lequel se détachent des portraits de solitaires saisis par la même focale déformante que celle de ses peintures. Son seul roman, Loussias (1979), est le soliloque d’un idiot, procédé inauguré par Faulkner dans Le bruit et la fureur , titre né d’une phrase de Shakespeare. Grâce à un angle de vision parcellaire et oblique, Houliaras révèle aux agents sociaux eux-mêmes l’incongruité des conventions qui régissent leurs rapports 25.
Chez Dimitri Nollas, son exact contemporain, né à Kavalla, l’utilisation du « je » débouche sur d’autres effets : il ne s’agit ni de l’immobilité contemplative de Houliaras, ni de la prolixe et douce-amère confidence de Ioannou, ni des numéros à transformation de Protée-Abadzoglou. La facture réaliste donne d’abord le change qui laisse deviner comme persona de l’auteur un Grec auto-exilé en Allemagne qui crut dans le « nous » de l’action directe et se retrouve au verre à verre avec de faux compagnons dans des bars ténébreux où les rencontres se font toujours pour le pire.
Mais le récit morcelé, dépourvu de continuité, ne livre ni identités ni mobiles, et les situations les plus manifestement réalistes virent sournoisement à l’énigme, voire au cauchemar fantasmagorique 26. Dans son dernier court roman, Le tertre près de la mer (1991), Nollas par un procédé d’analepse narre un obscur règlement de comptes entre partisans durant la guerre dans sa cité d’origine.
Philippe Dracodaïdis, né en 1940 dans l’Heptanèse, est presque exclusivement romancier. Dans Commentaire sur le cas (1978) l’écrivain utilise le vécu familial et la mémoire de ses proches pour retracer la mort de son père sous l’occupation. Commence à poindre pourtant au-delà de la
simple autobiographie le goût des prolongements temporels vers les siècles antérieurs dont l’écho est traité sur le mode pastiché de la chronique byzantine ou vénitienne : Sainte Maure (1982) est le meilleur exemple, avec Le message, d’une écriture amoureuse du paradoxe et de l’anachronisme où le choc des époques et des espaces géographiques rappelle l’érudition à demi-
menteuse d’un Borgès. La trame narrative reste ailleurs très présente avec des héros de fiction de type réaliste ( Sur la route d’Ophrynio et La maison de la tante , 1980 et 1984) et la toile de fond des événements de la guerre, mais sans que fasse jamais défaut la dimension imaginaire de l’Histoire de la nation 27.
Cette récréation de la continuité historique, Evyénia Fakinou, née en 1945 à Alexandrie, l’expérimente par le biais d’un monologue féminin à trois voix qui fait revivre un siècle et demi de vicissitudes nationales depuis l’insurrection de 1821. Sur cet arrière-plan référentiel, Fakinou emmène sa protagoniste à la découverte de ses racines, elle réinvente des rituels balkaniques de passage vers le monde des ancêtres, souligne le caractère fondamental de l’identification pour la sauvegarde des individus et des sociétés. Son utilisation des mythes antiques témoigne de son désir d’affirmer une pérennité de la culture populaire 28. Réa Galanaki, crétoise née en 1947,
oeuvre aussi pour la recherche d’identité quand elle choisit comme personnage et héros éponyme de son livre, Férik Pacha 29. Cet enfant chrétien devenu en Egypte musulman et grand officier de la Porte est lui aussi en quête de ses origines. Dans sa volonté d’une confrontation avec les lieux déréalisés de son enfance et de la langue maternelle oubliée, il accepte d’être envoyé en Crète pour y juguler une insurrection. Il y trouvera à la fois la mort et la connaissance : « il comprit qu’il n’a jamais existé d’innocence. Donc qu’il n’existe, ni n’a jamais existé de retour » et que s’il faut vivre, c’est avec la totalité des apports culturels conflictuels.
La littérature néo-hellénique Dans L’or des fous (1979) de sa compatriote et contemporaine Maro Douka 30 c’était encore une fois l’élément autobiographique intégré à l’histoire du pays qui prévalait avec la description des années de formation dans un contexte de rebellion individuelle contre la famille bourgeoise et de révolte collective contre la dictature. Si nous faisons un sort tardif dans le déroulement de notre étude à l’Athénien Ménis Koumandaréas, né en 1931, c’est qu’il demeure sans doute l’un des rares écrivains de sa génération à ne pas avoir utilisé la période de la guerre comme moteur de création littéraire et à avoir limité au maximum ses incursions dans le domaine autobiographique, exception faite des textes réunis dans Séraphin et Chérubin (1981), souvenirs d’adolescence de l’auteur dans l’Athènes de l’après-guerre. Il déclare : « L’occupation, la guerre civile, la dictature des colonels et l’impasse des années qui suivent la seconde guerre mondiale en général ont été les thèmes dominants des quarante dernières années (…). En ce qui concerne les écrivains de ma génération, ceux qui ont édité pour la première fois dans les années 60, j’espère qu’ils se sont délivrés du syndrome de l’occupation et de la guerre civile. Moi-même j’écris pour les adolescents et des gens mûrs qui ne sont jamais assez mûrs et qui avancent comme moi avec incertitude dans un monde qui devient très souvent absurde »31. Ses héros sont de jeunes gens, beaux mais sans qualité parce que le trésor de leur jeunesse ne trouve plus d’emploi. Ce sont des types de citadins, étudiants, prolétaires ou marginaux qui se manifestent à la lumière blafarde d’un éclairage nocturne ou dans la pénombre du métro. Un appareil d’écriture plutôt classique hérité du réalisme n’empêche pas une certaine opacité des protagonistes qui finissent par se fondre à nouveau dans l’anonymat sans avoir livré d’eux-mêmes plus qu’un parcours sans mode d’emploi.
Le héros du Maillot numéro neuf (1986) est un frère citadin et moderne de Vassilis Arnavitis (1939) de Stratis Myrivilis et, à travers lui, du protagoniste de Mort d’un pallicare (1891) de Kostis Palamas.
Ces trois figures viriles sont les archétypes d’une jeunesse qui refuse d’exister autrement qu’entière et absolue, et qui meurt (ou se consume inutilement chez Koumandaréas) une fois confrontée à la perte d’intégrité. Interrogé sur la spécificité grecque en littérature, Koumandaréas n’en reconnaît pas d’autre que celle qui découle naturellement de la langue utilisée et de l’intégration de l’écrivain dans une société culturelle donnée. A en juger
par les lignes qui suivent, se revendiquer orthodoxe, oriental et byzantin relèverait plus du procédé, de l’artifice que d’un recours à une authentique identité culturelle : « le reste, c’est le produit de l’imagination malsaine de quelques intellectuels qui cherchent à trouver les caractéristiques d’une vache de Larissa sur un chameau du désert. Ce sont les gens qui, au nom de l’orthodoxie, de l’Orient et d’un certain byzantisme, ambitionnent désespérément et en vain d’être Grecs »32. Yorgos Cheimonas (né en 1938 à Kavalla, Macédoine orientale) est un cas limite de déstructuration de la prose dans le domaine grec. Les images se forment comme en deçà de la conscience et composent des suites à la Jérôme Bosch qui ne trouvent l’écho que chez certains poètes grecs contemporains : le « corpus dolens », le corps déchiré qui n’est que le masque fascinant d’une « anima » en proie aux monstres de ses tréfonds, est aussi l’axe de création de plusieurs poètes de la Grèce du Nord, Alexandre Issaris (Serrés, 1943), également peintre de talent, Alexis Traianos (Salonique, 1944- Athènes, 1980) et Dimitris Dimitriadis (Salonique, 1944) qui avec ses Catalogues (1980-86) effectue une descente aux enfers d’une souffrance sans Katharsis. Cheimonas puise sa matière première dans la tragédie antique, qu’il a aussi traduite, et dans les textes classiques néo-helléniques issus de la tradition populaire, comme ceux de Solomos 33.
Pour tenter de réunir à nouveau en une conclusion ces dix-huit auteurs dont la diversité s’affirme têtue en dépit des essais de synthèse et contre la réduction des regroupements éclairants, nous souhaitons en souligner la caractéristique fondamentale et constituer de la sorte un outil de critique élémentaire susceptible de résister à la profusion des écrits et de leurs styles.
Loin de toute volonté de rupture et au-delà des désordres modernes de l’écriture, l’écrivain grec d’aujourd’hui s’affirme dans la continuité culturelle identitaire. Si les idéologies internationalistes moribondes ont laissé les intellectuels grecs solitaires face à eux-mêmes, ce cheminement désormais individuel ne s’effectue pas pour autant dans un no man’s land désespérément atypique. La référence première de tous, c’est la culture populaire, le domaine de la littérature orale, le trésor livré à tous de la langue dans tous ses états, bref une disposition mentale qui tiendrait beaucoup plus de l’instinct de conservation que d’un état d’esprit conservateur, contrairement à ce que pourraient laisser croire les poussées de fièvre nationaliste que les politiques grecs ont aimé à entretenir dernièrement sur leur territoire.
La littérature néo-hellénique
1 Comte de Choiseul-Gouffîer, Voyage pittoresque de la Grèce plus un avertissement,
Paris, 1782.
2 Paparrigopoulos Konstandinos (1815-1891), Histoire de la Nation grecque, 1860-
1872\ édition abrégée traduite en français : Histoire de la civilisation hellénique ,
Paris, 1878.
3 Fallmerayer, Geschichte der Halbinsel Morea wahrend des Mittelalters, 2 vol.
Stuttgart, 1830.
4 Stratis Tsirkas, Cités à la dérive , Paris, Seuil, 1971 (texte grec 1960, 1962, 1965).
5 Dimitris Hatzis, Saint Georges in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989 (texte grec,
1966). La fin de notre petite ville – Le testament du professeur, La Tour d’Aiguës,
Editions de l’Aube, 1990. La fin de notre petite ville. Le cahier du détective, Bruxelles, Editions Complexe, 1990 (texte grec, 1952).
6 Yorgos Maniotis, Yorgos Skourtis, Pavlos Matessis, L’enfant de chienne, Paris,
Gallimard, 1992 (texte grec, 1991).
7 Pétros Abadzoglou, Que veut Madame Freeman ?, Paris, Hatier, à paraître, Monts
et merveilles, Paris, Noël Blandin, 1994.
8 Thanassis Valtinos, Eléments de I960 (non traduit en français), 1989. Bleu nuit
presque noir, Paris, Hatier, 1993 (texte grec de 1985). Vie et Aventures d’Andréas Kordopatis, Castelnau-le-Lez, Climats, 1993 (texte grec de 1964). Vous trouverez mes ossements gisant sous la pluie in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989 (texte grec, 1988, revue Lexi, n°71). La marche des neuf, traduction de Lucile Farnoux, Arles,,Actes Sud/Institut Français d’Athènes, septembre 1993 (texte grec, 1963).
9 1990 : date des « Belles Etrangères » consacrées à la Grèce. Les manifestations culturelles qui eurent lieu à cette occasion donnèrent un élan nouveau à l’édition et à la lecture des oeuvres néo-helléniques en France.
10 Stélios Goutis, Pihalis Piéris, Introduction à Thessalonique : prose 1912-1980 in revue Politis, numéro spécial, novembre 1983.
11 P.S. Pistas, A Salonique, Salonique, Editions Diagoniou, 1973, p. 32-33.
12 Tolis Kazandzis, La prose de Salonique, in revue Politis , numéro spécial,novembre 1983.
13 Ibid.
14 Textes traduits en français : Nikos Gavriil Pendzikis, Jeune fille in Arrêts sur Image , Paris, Hatier, 1989 (texte grec 1971). Le jeune, la mort et la résurrection, Paris, Hatier, 1992 (texte grec, 1944).
15 N. G. Pendzikis, transcription des propos tenus au colloque Salonique dans la prose
néo-hellénique, in Paratiritis ( l’Observateur ), n°20, hiver 1992.
16 Alki Zéi, La fiancée d’Achille, Paris, La Découverte, 1989 (texte grec, 1987). Autres textes du même auteur traduits en français : La guerre de Pétros, Paris, G. P., 1976 (texte grec, 1971). Le tigre dans la vitrine , Paris, La Farandole, 1973 (texte grec, 1966). L’oncle Platon , Paris, La Farandole, 1989 (texte grec, 1975).
17 T. Gritsi-Milliex, Sur l’autre rive du temps, Boulogne, Le Griot, 1992 (texte grec, 1989). Autre texte traduit en français : L’Arbre de Caïn, Marseille, Ed. du Quai, 1985 (texte grec, 1956).
18 Yorgos Ioannou, Le sarcophage , Castelnau-le-Lez, Climats, 1993. Autres textes du même traduits en français : Ses marques sur mon corps in revue Autrement , série Monde, n°39 H. S. mai 1989. Le lit (qui appartient au recueil Sarcophage ) in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989.
19 Yorgos Ioannou, Panayia i revmatocratorissa, La Madone-qui-retient-les-eaux, in
Le Sarcophage, Sarcophages, Athènes Kédros, 1971.
20 A la mémoire des enfants grecs que la famine a fauchés durant l’hiver 41-42. Les nouvelles de ce recueil sont une à une passées clandestinement en Suisse où elles ont été traduites en français, puis aux Etats-Unis où elles ont connu une version anglaise. Lilika Nakou, L’enfer des gosses. Lausanne, Douze récits du temps de misère, Editions Spes, 1946.
21 Pétros Abadzoglou, Monts et merveilles, Paris, Noël Blandin, janvier 1994 (texte grec, 1981). Autre texte à paraître en 1993 chez Hatier : Que veut Mrs Freeman ?,1987.
22 Pour la référence des livres traduits en français cf. note 8.
23 La plante, Paris, Gallimard l’Imaginaire, 1989 (1ère édition 1968). Z, Gallimard, 1967. Nous donnons aussi les deux derniers volumes traduits : Mais fais donc quelque chose pour que je rate mon train, Boulogne, Le Griot, 1990 (textes grecs, 1977 et 1982 ); L’hélicoptère, Le Griot, Boulogne-sur-Seine, 1991 (texte grec, 1986).
24 Spyros Plaskovitis, Le barrage, Paris, Gallimard, 1968, (non réédité). La dame de la vitrine, Le Griot, Boulogne-sur-Seine, 1993.
25 Nikos Houliaras, Yéoryos Despotis in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989 (texte grec, 1981 du recueil Bakakok). Bakakok ou le chemin d’Ali Baba, Paris, Hatier, 1991 (texte grec, 1981). Je m’appelle Loussias, moi, Paris, Hatier, 1993 (texte grec, 1979).
26 Dimitris Nollas, Une peau douce, Paris, Hatier, 1993 (texte grec, 1982).
27 Ph. Dracodaïdis, Commentaire sur le cas, Paris, Denoël, 1985. Sainte-Maure, Paris, Seuil, mai 1984. Sur la route d’Ophrynio, Paris, Seuil, 1986. Le message , Arles, Actes Sud, Institut Français d’Athènes, 1992 (texte grec, 1990).
28 Evyénia Fakinou, La septième dépouille, Castelnau-le-Lez, Climats, avril 1991 (texte grec, 1983).
29 Réa Galanaki, La vie d ‘ İsmail Ferik pacha, Arles, Actes Sud, Institut Français d’Athènes, 1992 (texte grec, 1989).
30 Maro Douka, Carré fixe in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989 (texte grec, 1976). L’or des fous , Arles, Actes Sud, Institut Français d’Athènes, 1993.
31 Ménis Koumandaréas, Le Miroir aux images, Paris, Hatier, 1993 (texte grec, 1990). « La Grécité dans la littérature » in revue Autrement, série Monde H. S. n°39, mai 1989. Textes de cet auteur traduits en français : La femme du général (extrait de Séraphin et Chérubin) in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989. Un dimanche au rocher in Voix grecques, Paris, Gallimard, 1973. Omonia, du coucher du soleil à l’aube, in revue Autrement, série Monde H. S. n°39, mai 1989. La verrerie, Paris, Hatier, 1991 (texte grec, 1975). Le maillot numéro neuf Le Griot, 1991 (texte grec, 1986). Le beau capitaine, Boulogne, Le Griot, 1993 (texte grec, 1982).
32 « La Grécité dans la littérature », entretien avec Ménis Koumandaréas in revue Autrement, série Monde, H. S. n°39, mai 1989.
33 Le docteur Lajeunesse in anthologie Voix grecques, Paris, Gallimard, 1973. Le bijou (du recueil Mes voyages, 1984) in Arrêts sur image, Paris, Hatier, 1989. Roman, Paris, Noël Blandin, 1990 (texte grec, 1966). Les bâtisseurs, Paris, Maurice Nadeau, 1990 (texte grec, 1974). L’ennemi du poète, Paris, Maurice Nadeau, 1992 (texte grec, 1991).
source : CEMOTI La littérature néo-hellénique contemporaine en traduction française : des illusions collectives perdues à la quête individuelle des racines. de Marie-Claude Cayla