La publication d’une biographie de Constantin Cavafy et d’une traduction d’une partie de ses poèmes donne l’occasion de revenir sur l’œuvre de l’auteur grec le plus traduit en français.
Si l’oeuvre de Constantin Cavafy, poète grec d’Alexandrie (1863-1933), fut fréquemment traduite et commentée par les plus grands auteurs : Marguerite Yourcenar, E.M. Forster, Stratis Tsirkas, pour ne citer que ceux-là, elle demeure très souvent, en revanche, bien ignorée du grand public. Sa poésie reste singulière, inclassable, bien que de nombreux auteurs aient essayé de la définir comme historique, symbolique, mystique, didactique, gnomique, liée à un certain courant décadent, etc. Le poète serait essayiste, moraliste, visionnaire, moderne, tourné vers le passé. En vain.
Le personnage lui-même est mystérieux, ambigu, original, avare de publications qu’il ne favorisa jamais. Il ne connut la gloire qu’à la fin de sa vie.
Son oeuvre, que caractérise une grande unité, semble générer une démarche d’ordre initiatique qui le conduit tout le long d’un cheminement douloureux et difficile. Le franchissement des étapes et des obstacles inévitables caractérisa le grand chemin de la poésie du cherchant solitaire et grandiose qu’il ne cessa d’être.
Robert Liddell, Cavafy. Une biographie. Trad. de l’anglais par Eva Antonnikov. Héros-Limite, 288 p., 24 €
Constantin Cavafy, Poèmes. Trad. du grec par Ange Vlachos. Héros-Limite, 210 p., 20 €
Un autre grand poète grec du XXe siècle, Georges Séféris, le qualifia de « Protée », et ajouta cette appréciation ambiguë : « Hors de sa poésie, il n’existe pas. » De lui-même, Cavafy écrivait : « Que l’on ne cherche pas à savoir qui j’étais par mes actes et par mes dires. » Cet homme secret, aux amours homosexuelles clandestines, se déclare poète passé quarante ans. Il refuse jusqu’à sa mort toute publication et préfère communiquer à de rares interlocuteurs ses poèmes sur des feuilles volantes.
Cette façon de faire lui permet à la fois de reprendre ses textes à plusieurs années de distance, et de choisir son public. À cet égard, il écrit : « Lorsque l’écrivain sait que seuls de très rares exemplaires de son édition seront achetés… il acquiert une grande liberté dans son travail créatif. » Qu’ils soient situés dans l’Antiquité ou dans l’Alexandrie contemporaine, ses poèmes conservent un mystère. Historiques ou érotiques, ils mêlent l’ironie au modernisme, le lyrisme sourd au refus de la pyrotechnie verbale et de tout ce qui, classiquement, fait poésie. Aucune phrase complexe, aucun vocabulaire recherché ni système de vers rimés. Le prosaïsme et la simplicité prédominent, désarment et interrogent. À première vue, se lancer dans la biographie d’un tel auteur paraît audacieux.
Robert Liddell (1908-1992) arrive dans l’Alexandrie de Cavafy en 1941. Le poète est mort depuis huit ans déjà mais sa présence demeure et intrigue cet érudit philhellène et conservateur comme la Grande-Bretagne sait en produire. En 1974, il publie cette biographie qui nous parvient enfin en français. La recherche sur Cavafy a progressé depuis, mais le livre a pour lui d’incomparables témoignages de première main, de l’empathie et de vraies capacités d’analyse poétique. De ce poète de tout premier plan, Robert Liddell fait un portrait vivant. Son attention aux détails et aux anecdotes, son ironie même, dessinent un portrait cavafien de Cavafy, sans complaisance ni effusion. Cela se lit avec le plaisir et l’étonnement causés par la rencontre d’un personnage profondément original.
Un homme apparaît, petit bourgeois de langue grecque, descendant d’une famille aristocrate de Constantinople par sa mère et de marchands par son père, porteur d’un nom turc, très soucieux de son rang, se croyant déclassé sans vraiment l’être, conscient au dernier degré d’appartenir à une ville à l’histoire illustre, parlant l’anglais comme le français avec aisance, un peu l’arabe et l’italien, hédoniste et grand amoureux des jeunes hommes. Cavafy fréquente Alexandrie dans ce qu’elle a de plus interlope, mais n’oublie pas de se faire inviter dans les bonnes maisons. Volontiers snob, il méprise la bourgeoisie mais gagne sa vie comme employé du très romanesque « Troisième cercle de l’irrigation » de l’administration anglo-égyptienne. Parfois, ses collègues égyptiens l’aperçoivent dans son bureau : « Nous le voyions en train de soulever ses mains à la manière d’un acteur et d’arborer une expression étrange, comme s’il était tombé en extase ; sur quoi il se penchait pour écrire quelque chose. » Lettré, pétri de culture classique, lecteur des écrivains européens contemporains, familier des symbolistes et des parnassiens, il demeure toute sa vie adulte à Alexandrie : « La place Méhémet Ali est ma tante, la rue Ramleh ma cousine au second degré. Comment pourrais-je les quitter ? »
Convaincu qu’il serait plus pleinement reconnu à l’avenir, ses poèmes publiés en revue le font remarquer à Athènes dès 1903. Loué et attaqué dans le monde grec comme ailleurs, il représente l’anti Kostis Palamás, grand barde national de la Grèce du premier XXe siècle. La poésie de Cavafy eut de vifs partisans et de vrais ennemis. Élevé, bien plus tard, au pinacle du panthéon des lettres grecques, il se disait « hellène » et ne visita la Grèce que de rares et tardives fois. Robert Liddell fait revivre l’atmosphère de cette Alexandrie d’avant l’indépendance, sous protectorat anglais, cosmopolite, largement arabe mais peuplée de Grecs. Le poète y rencontre E. M. Forster (artisan de sa renommée en Europe), Marinetti (qui lui accorde un déconcertant brevet de futurisme), et fréquente l’illustre famille Benaki dont il est proche, sans oublier les milieux anarchisants italiens qui comprennent alors certains de ses admirateurs.
Le livre ne se limite pas à ce tableau et propose de nombreuses études des poèmes, sans interprétation univoque. Utile introduction, le propos s’enferme parfois dans son agressivité contre l’écrivain Stratís Tsírkas qui lisait dans certains poèmes de Cavafy une opposition à l’impérialisme britannique. Tout à sa dépolitisation du poète, le biographe évacue cette dimension, de même qu’il ne voit pas dans l’homosexualité de Cavafy la place qu’on a pu lui donner depuis. Cavafy avait pourtant des opinions tranchées sur la peine de mort, la liberté sexuelle, ou les abus de l’administration coloniale britannique. Celle-ci se retrouve sous les traits de l’Empire romain, fréquemment dépeint dans ses poèmes.
À ce jour, seul le numéro que la revue Europe lui a consacré en 2013 permet, en français, un panorama critique de Cavafy. Dans les publications en anglais et en grec, plusieurs interprétations se sont dessinées. Certaines se concentrent sur les stratégies littéraires d’un auteur maître en ironie pour l’historien Roderick Beaton, ou introducteur du modernisme dans le champ littéraire grec selon Gregory Jusdanis. En 2014, un ouvrage remarqué du chercheur Dimitris Papanikolaou élabore l’idée du texte cavafien comme fondateur de l’identité gay contemporaine. L’essai met en avant le poème « Choses cachées » (1908) : « Plus tard, dans une société plus parfaite / Quelqu’un d’autre fait comme moi / apparaîtra c’est sûr et agira librement. » Cette perspective achoppe sur beaucoup des poèmes historiques mais a l’intérêt de situer le poète dans un moment historique et s’élève contre certaines tentatives de « déshomosexualiser » cet « écrivain grec national ».
Ces différentes lectures ne s’annulent pas nécessairement les unes les autres. Les poèmes érotiques ne sont pas marqués par l’ironie, les poèmes historiques échappent à la lecture gay, le modernisme compose avec l’hellénisme. Cette profusion critique dérive sans doute d’une volonté de semer le trouble. Les poèmes fonctionnent comme de petites dramaturgies où tout est fait pour rendre difficile l’identification d’un point de vue, et souvent les catégories « historique », « érotique » et « philosophique » se recoupent. Une telle œuvre ne se stabilise pas.
Sous quelque angle qu’on observe Cavafy, il apparaît toujours un peu à côté. Homosexuel dans une société qui le condamnait, Alexandrin éloigné du centre de la vie littéraire grecque, montrant peu d’intérêt pour l’Athènes classique, la révolution de 1821, ou les questions nationales. Refusant même de se positionner dans la grande querelle de l’époque opposant la langue populaire à la « purifiée » (plus proche du grec ancien). Aussi est-il certain que, de tous les poètes grecs, il fait partie des plus difficiles à traduire. Cavafy accumule les originalités et théorise en 1905 cette marginalité : « Si mes poèmes ne sont pas à la mesure de tous, ils sont à la mesure de quelques-uns. Ce n’est pas peu. Leur vérité s’en trouve garantie. »
La traduction d’Ange Vlachos des Poèmes que proposent les éditions Héros-Limite date de 1983, mais elle ne se trouvait jusqu’ici qu’à Athènes. Elle s’en tient aux 154 poèmes « autorisés », publiés en un recueil juste après la mort de Cavafy. Ce n’est qu’une partie de l’œuvre. La traduction de Dominique Grandmont parue aux éditions Gallimard en 1993 comprend par exemple ces derniers ainsi que 75 poèmes « inédits ». Depuis 1983 ont paru 27 poèmes « réprouvés » et enfin, en 1994, 34 autres poèmes « inachevés ». À ce jour, la seule traduction en français de l’ensemble de ces poèmes est celle de Michel Volkovitch, parue aux éditions Le Miel des Anges en 2017.
Incomplet et dépourvu d’appareil critique, le travail d’Ange Vlachos n’en offre pas moins de belles surprises. Est-ce par ce qu’il est le fait d’un Grec, et même d’un Alexandrin ? Sa traduction a d’inhabituelles et heureuses tournures. Dans le français de Vlachos, point la langue grecque. Typiquement, dans le poème « Ithaque », Vlachos écrit : « Ithaque t’a donné le beau voyage », conservant du grec l’article défini là où Dominique Grandmont écrit « Ithaque t’a donné ce beau voyage ». De même, Vlachos n’hésite pas à recourir à des archaïsmes en français pour rendre les formules en grec ancien, ou en byzantin par exemple comme dans le poème « Anne Dalassène » : « Oncques ne furent dites entre nous les paroles froides mien ou tien ». Chez Grandmont : « Entre nous, ces mots froids, le tien ou le mien, n’ont jamais été prononcés ». Le travail de Vlachos est intéressant pour ses refus de lisser les aspérités du patchwork linguistique cavafien. On y entend un cosmopolitisme bâtard, celui des royaumes hellénistiques ou des ambiances égyptiennes contemporaines peuplant les poèmes de Cavafy.
Cavafy crée des temps qui ne sont plus. Éloignement et interdit diffusent un érotisme douloureux, une nostalgie à la limite du supportable pour un pays inaccessible qui serait à la fois la jeunesse et une société meilleure. Les œuvres historiques transportent dans des univers étranges, désirables. Mondes utopiques à leur manière où camaraderie, aventure, sensualité et pensée se mêleraient dans une Méditerranée d’Orient, rêvée mais trop présente pour être un décor, trop familière pour être extérieure. Rien d’ancien dans ces amours abolies et ces royaumes perdus. Dans la poésie de Cavafy, pour reprendre les mots de Georges Séféris : « Le passé est toujours présent, tandis que le temps présent (ou plutôt le temps récent) se mêle au passé. » À l’image de « Dans une ville d’Osroène », que traduit Ange Vlachos par ces mots :
« Hier soir vers minuit on nous a amené
l’ami Rémon, blessé dans une rixe à la taverne.
Nous avons laissé les fenêtres grandes ouvertes
et la lune éclairait son beau corps sur le lit.
Nous sommes tout un mélange ici.
Syriens, Grecs, Arméniens, Mèdes.
Tel aussi est Rémon. Mais hier, comme la lune
éclairait son visage aimable
notre pensée s’envola vers le Charmide de Platon. »