est mort, le mardi 24 janvier 2012, dans la soirée, à l’âge de 76 ans, après avoir été renversé par un motard dans la rue.
Un entretien paru dans “Télérama” en 1995, l’année où il présentait à Cannes son film “Le Regard d’Ulysse”.
En France, vous êtes « le » cinéaste grec. Comment vous perçoit-on en Grèce ?
J’ai un statut un peu bizarre. Je me sens profondément grec. Je n’ai jamais cessé de parler de mon pays. Cela m’a valu de grands succès populaires, dès Le Voyage des comédiens : deux cent mille entrées sur Athènes, un demi-million sur la Grèce ! Ce film de quatre heures était une production grecque, tournée en grande partie sous la dictature des colonels. Pourtant, dès cette époque, on m’a accusé de travailler pour l’étranger. C’est sans doute une question d’écriture, de style. Je retraçais l’histoire de la Grèce, mais sans oeillères ni préjugés, avec un regard ouvert…
Un cinéaste de stature internationale dans un petit pays, est-ce que ce n’est pas un étouffoir pour les plus jeunes ?
En tout cas, je m’intéresse de très près à la toute nouvelle génération. La seule émission télé que j’ai accepté de faire était consacrée au court métrage, où je présentais de jeunes réalisateurs et leurs films. Mon but était de les encourager à aller vers le cinéma, car la sirène télévision chante fort à leurs oreilles. Mais on vit une époque conformiste… Notre génération – Voulgaris, Panayatopoulos, Papatakis – prenait des risques. Eux, ils ne risquent pas beaucoup.
Votre génération vivait une époque privilégiée…
C’est vrai ! Beaucoup d’entre nous ont passé plusieurs années à Paris. Paris, au début des années 60, c’était une fête, et d’abord une fête cinématographique ! La Nouvelle Vague, le jeune cinéma tchèque, le cinéma Nuovo brésilien, et aussi, naturellement, Antonioni, Bergman, Buñuel : tout était à découvrir. On passait notre temps à courir d’un cinéma à l’autre. Moi, quand je ne travaillais pas comme veilleur de nuit dans les hôtels ou comme balayeur à Orly, j’étais ouvreur à la Cinémathèque…
Pourquoi ce séjour à Paris ?
Pour faire l’Idhec, bien sûr ! Mais j’ai été renvoyé à la fin de la première année, après une dispute avec le professeur de mise en scène. Je n’étais pas d’accord avec sa conception de l’enseignement. Je pensais, et je continue de penser, qu’une école de cinéma, c’est fait pour expérimenter, pas pour apprendre la théorie du champ/contre-champ.
C’est vrai que pour les champs/contre-champs, avec vous, il était mal tombé…
Le directeur de l’école m’a dit qu’il n’avait pas le choix : c’était moi ou le professeur ! Et il m’a gentiment conseillé : » Ne soyez pas trop pressé, commencez par des courts métrages. » Je n’ai pas suivi son conseil. Avec des collègues de l’Idhec, j’ai tourné un moyen métrage qui s’intitulait En noir et blanc. On n’a jamais eu l’argent pour développer la pellicule, qui doit encore se trouver dans un labo parisien. Ces derniers jours, d’ailleurs, j’ai appris qu’un étudiant était à sa recherche…
Mais c’est le sujet du Regard d’Ulysse ! Ce cinéaste qui part à la recherche de trois bobines de film jamais développées, tournées en 1905 par les premiers cinéastes des Balkans…
Je ne l’ai pas inventée, cette histoire. Les frères Manaki sont nés à Avdela, un village grec de Macédoine qui appartenait alors à l’Empire ottoman. C’était des Valaques, une communauté présente dans toute la région depuis Jules César. On les retrouve en Grèce, en Roumanie, en Yougoslavie, en Bulgarie, et, de là, ils ont essaimé dans le monde entier. Chez nous, les frères Manaki sont considérés comme des cinéastes grecs. Mais ils parlaient toutes les langues balkaniques, plus le français, évidemment. Leur adresse était : » Frères Manaki, Balkans « .
Et leurs films ont disparu ?
Pas tous, non. Ils ont tourné leur premier film, Les Fileuses, en 1905, dans leur village natal. On y voit leur grand-mère et ses amies en train de filer, dans la cour de leur maison. Mais j’ai appris que leurs toutes premières bobines n’avaient jamais été développées. Elles existaient peut-être encore. Alors, je suis parti en voyage.
Comment ça, en voyage ?
J’ai parcouru les Balkans, de cinémas en cinémathèques. Parfois, il m’arrive de partir, comme ça, avec une idée en tête que je cherche à éclaircir en chemin. Ça m’aide énormément de voyager. La plupart du temps, je pars en voiture, avec un ami, parce que je ne conduis pas, et cet ami est photographe, parce que je ne photographie pas. On a parcouru l’Albanie, la Roumanie, la Bulgarie, sans jamais cesser de glaner des renseignements sur les frères Manaki. Finalement, à Belgrade, le directeur de la cinémathèque m’a dit : » Mais c’est nous qui avons ces trois bobines ! » Ainsi, elles existaient vraiment. C’est à ce moment précis que Le Regard d’Ulysse est né.
Et si vous n’aviez pas trouvé ces bobines ?
Il est probable que j’aurais tout de même fait le film en supposant qu’elles existaient. Mais quand j’ai vu ces boîtes de fer avec leur étiquette en serbo-croate, c’était comme un pressentiment qui devenait réalité. Il m’arrive souvent de voir se concrétiser ce que j’ai imaginé…
Vous croyez aux coïncidences ?
Oui. Et d’ailleurs, il y en a une autre qui a joué un rôle de déclic. J’étais allé trouver mon ami, le scénariste Tonino Guerra, dans son village, près de Rimini. En me voyant, il me dit : » Quel papillon tu m’amènes ? » C’est comme ça qu’il appelle mes idées. Je lui réponds : » Je veux faire une odyssée. » A ce moment, on lui apporte un colis, une canne à tête de chien sculptée par le grand sculpteur italien Manzu, accompagnée d’une lettre de la fille de celui-ci qui disait : » Le dernier désir de mon père était de sculpter le regard d’Ulysse, parce qu’il pensait que, dans ce regard, était contenue toute l’aventure humaine… » J’y ai vu un signe, évidemment.
Le voyage, les frontières, l’exil, c’est votre thématique depuis votre tout premier film, La Reconstitution.
J’ai toujours eu cette obsession. Peut-être parce que je me suis toujours senti exilé dans mon propre pays.
Avez-vous conçu votre odyssée comme une réponse à la guerre actuelle dans l’ex-Yougoslavie ?
Non. C’est d’abord un film sur la condition humaine, sur cette aventure qui ne finit jamais. Lorsque j’ai réalisé ma trilogie historique – Jours de 36, Le Voyage des comédiens, Les Chasseurs, j’ai fait un retour en arrière pour tenter de comprendre la dictature de 1967. Cette fois aussi, j’essaie de comprendre : pourquoi cette guerre ? J’ai parcouru tous ces pays, j’ai parlé avec les gens, je les ai écoutés. Mais je ne peux pas prétendre, aujourd’hui, que je connais la réponse. Je dois même reconnaître que je suis moins catégorique qu’avant d’entreprendre ce film.
N’est-ce pas justement ce qui différencie le cinéma et la télévision, qui, elle, cherche à donner des réponses ?
Bien sûr, la télévision est là pour donner des réponses. Et les journalistes sont tellement sûrs de leur vision des choses ! Je crois même qu’ils ne cherchent qu’à vérifier leurs préjugés. J’en ai rencontré un seul qui doutait. C’était un Irlandais, qui avait peut-être des raisons de douter… En général, à la télévision, les reporters mettent plus ou moins en scène la réalité. Ils font de la fiction, finalement. Mais à force de provoquer le sensationnel, de solliciter l’exceptionnel, il arrive que la réalité rejoigne leur fiction.
Mais un cinéaste peut-il douter tout le temps ?
La seule question que doit se poser un cinéaste, à tout moment de sa vie, c’est : Est-ce que je vois ? Est-ce que j’ai encore un regard ? Je suis arrivé à un moment de ma vie où je me pose cette question avec acuité, parce que je me sens particulièrement vulnérable.
Pourquoi ?
Peut-être parce que je viens d’avoir 60 ans. Pour mon anniversaire, j’ai eu droit à une fête surprise, chez moi, avec l’accordéoniste qui a joué dans tous mes films, les acteurs, les techniciens, tout ça pour adoucir l’épreuve… Déjà, lorsque j’ai eu 50 ans, j’ai été incapable de réagir pendant trois jours. Le fait est que j’ai une relation bizarre avec les chiffres, le nouvel an, les débuts et les fins de siècle…
Le temps, le temps qui passe, c’est la première composante de vos films.
Vous pourriez ajouter la mer, les rivières, les parapluies, les mariages, le retour du père… Oui, vous avez remarquez, je suis obsessionnel !
Pourquoi cet éternel retour du père, depuis La Reconstitution ?
Mon père a été arrêté en 1944, pendant la guerre civile. Il devait être exécuté. Avec ma mère, on l’a cherché parmi des cadavres alignés dans un champ, près d’Athènes. On ne l’a pas trouvé. Je jouais dans la rue quand je l’ai vu arriver, de loin. J’ai appelé ma mère. Je les revois tous les deux, mon père et ma mère, debout, face à face au milieu de la rue. Ensuite, on a mangé à la maison. En silence. Voilà, c’est la première scène de La Reconstitution. Cette obsession-là, je la comprends. Mais les autres ? La pluie, les parapluies, le brouillard, toute cette mélancolie, je ne sais pas…
L’âme grecque, peut-être… Vous avez dû être beaucoup influencé par Georges Séféris ?
Bien sûr. D’ailleurs, j’ai commencé par l’écriture. Avant le cinéma, j’ai aimé la littérature et, surtout, » mes poètes « , comme je les appelle, des Grecs comme Séféris, mais aussi Elliott et Rilke, que je cite dans Le Regard d’Ulysse. L’envie de remonter le Danube vient de mes lectures d’adolescence. » Au début, il y avait le voyage « , c’est un vers de Séféris.
» Et après est venu le doute ? «
Non, ça, c’est de moi ! Tous ces emprunts sont très naturels, pour moi, car ces citations, je les emploie de façon presque quotidienne. Ce ne sont plus des citations, je ne les mets pas en avant, ce sont mes mots. Avec ma femme, avec mes amis, on emploie très souvent des vers de Séféris.
Les mots vous aident-ils à structurer votre langage visuel ?
Non, c’est bizarre. Mes scénarios sont succincts et littéraires, ce sont des sortes de nouvelles, que mes assistants ont du mal à découper. Si j’écris ainsi, c’est que la scène n’est pas encore visualisée, c’est une façon de marquer qu’elle ne l’est pas. Dans Le Regard d’Ulysse, la scène du bal faisait cinq lignes. J’en ai tiré un plan de dix minutes trente- cinq secondes.
Dans ce plan, plusieurs années s’écoulent. C’est un procédé que vous aviez déjà utilisé dans Le Voyage des comédiens. Que signifie-t-il ?
Pour moi, il sert à exprimer cette idée que le passé n’est pas le passé, mais le présent : au moment où nous vivons le présent, nous vivons aussi une partie du passé. De la même manière, j’utilise l’espace off. Souvenez-vous du dernier plan de La Reconstitution, des entrées et sorties devant la maison. Antonioni, je crois, aime beaucoup ce film et s’en est inspiré pour le final magnifique de Profession reporter. J’ai repris cette idée dans Le Regard d’Ulysse, avec l’exécution dans le brouillard.
De film en film, vous n’avez jamais fait que reconstituer La Reconstitution…
Oui. On dit souvent qu’on ne fait qu’un film, et que les autres ne sont ensuite que des variations. Je le pense aussi. Chez Fellini, tout est dans Le Sheik blanc. Comme, chez Tarkovski, tout est dans L’Enfance d’Ivan.
Dans Le Regard d’Ulysse, vous citez Orson Welles, Murnau, Dreyer.
Ce ne sont pas les seuls, mais ils sont probablement les plus importants pour moi. Je les ai découverts à la Cinémathèque, à Paris. Dans mon enfance, je voyais plutôt des films américains, de guerre ou de propagande. Le premier film que j’ai vu, c’est Les Anges aux figures sales, de Michael Curtiz, en 1946. J’avais 10 ans, c’est un souvenir dramatique, car on y voit une exécution à la chaise électrique, qui m’a donné, par la suite, beaucoup de cauchemars. Ma mère m’avait interdit d’y aller. Je suis entré dans le cinéma sans payer, en me faufilant, avec une bande de copains. Les ouvreuses, ensuite, nous cherchaient partout. Mais en ce temps-là, dans les salles, il y avait des foules immenses…
A propos d’Eisenstein, vous dites : » Nous l’aimions, mais lui ne nous aimait pas. » Pourquoi cette pique ?
Je ne sais pas. Une plaisanterie, peut-être. Ça m’est venu comme ça. En fait, je vais vous avouer : je n’ai jamais aimé Eisenstein. Je l’admirais sans l’aimer. Mais ça ne pouvait pas se dire. N’empêche qu’il m’est arrivé une drôle d’histoire à son propos. L’an dernier, à New York, il y avait une rétrospective de mon oeuvre au musée d’Art moderne. Un jour, au restaurant, arrive un homme d’un certain âge qui n’ose pas m’approcher. C’était un professeur de l’université du Wisconsin. Il avait voyagé toute la nuit pour m’apporter un article théorique d’Eisenstein qu’il venait de découvrir. Eisenstein, le maître du découpage, écrivait qu’il n’y avait qu’une façon de filmer l’Acropole : le plan-séquence !
Lors du dernier festival de Cannes, votre vision de la guerre dans les Balkans s’est trouvée confrontée à celle de Kusturica dans Underground…
Une chose est certaine : contrairement à ce que certains de vos intellectuels veulent faire croire, Kusturica n’est pas nationaliste. Il défend la Yougoslavie parce que le maintien des frontières existantes était le seul moyen de ne pas arriver à la guerre. Tout le monde le reconnaît aujourd’hui. Mais en 1995, après tout ce qui s’est passé, c’est un peu court comme réflexion, et c’est trop tard.
Vous-même, vous imaginez une solution ?
Pour nous, il y a eu un rêve, à l’époque de la guerre de libération contre les Turcs, en 1920. Un homme, Rigas Fereos, un autre Grec d’origine valache, une sorte de troubadour qui circulait dans toute la région, prônait les » Etats-Unis des Balkans « . C’était peut-être la seule façon d’éviter tous ces conflits, de ne pas créer à l’intérieur de chaque pays des minorités qui se sentent rejetées. A l’époque, c’était peut-être réalisable. Est-ce que ça le redeviendra ? En tout cas, on ne résout pas les problèmes comme le fait l’ONU : les raisonnements sur les cartes ne mènent nulle part. On parle de gens, pas de chiffres. Et les gens ont de la mémoire.
Vous vous sentez d’où ?
Je pourrais vivre et travailler n’importe où.
Pourtant, avec vos films, vous ne vous êtes jamais éloigné de la Grèce.
J’ai un projet pour tourner à New York. Il s’agirait d’un voyage, bien sûr, un voyage en bus, de Brooklyn au Bronx, en passant par Harlem. Harvey Keitel, qui est partant, m’a dit : » Il te faudra un revolver, et même deux. » Mais ça ne me fait pas peur. J’aime New York parce qu’on y trouve des traces de toutes les langues et de toutes les civilisations.
La meilleure réponse au nationalisme ?
Se perdre dans un monde où les autres langues sont de la musique, les autres habitudes sont des découvertes. Comprendre que de ce mélange peut naître l’extraordinaire.
Theo Angelopoulos ou la terre qui pleure de Michelle Humbert
Par amour du cinéma et d’un pays que je ne connaissais pas, j’ai fait deux fois le voyage à Thessalonique afin d’assister au tournage d’un film de Theo Angelopoulos et d’en prendre des photos. En 2001, il commençait une trilogie qui tentait de « dire deux ou trois choses que je sais du xxe siècle ». Le premier épisode se situe de 1919 à 1949 et met en scène l’exil des Grecs d’Odessa, leur retour douloureux à la Grèce de leurs ancêtres et le destin passionné et tragique d’une réfugiée : Eleni.
2Dans un froid soleil hivernal je marchais dans le port de Thessalonique. Le trajet qui longeait hangars, containers et rails de chemin de fer m’amena au pied d’un village en pente. Quelques habitations groupées autour d’une église, d’un café, d’une ou deux épiceries, d’une agora?: un reste de la Grèce du xixe?siècle. L’ensemble, un peu abandonné, semblait encore habité… J’hésitais à poursuivre, cherchant un «?décor?», des camions, des signes visibles de cinéma. Coups de marteau et aboiements. Sur les toitures des maisons de bois, entre les murs, des hommes fixaient des tuiles ou plantaient des clous. C’était là. Mais dans cette lumière trop nette, le cinéaste ne travaillait pas. Certains comédiens étaient même à Athènes. Plusieurs réalités se mêlaient sur ce lieu aux limites incertaines. Le chargement ou déchargement des bateaux, les trajets de répétition d’une locomotive, la surveillance du port, une brouette de terre pour réparer le chemin. Là se vivait une quotidienneté au ralenti?: l’entretien d’un village, subsistance rurale qui, face à la mer, générait un autre réel, parcellaire et fictif.
Pendant plusieurs jours Theo Angelopoulos ne tourna pas. Il attendit le brouillard, la pluie?: le paysage est un état intérieur. La régie préparait aussi les autres lieux, le village au nord du pays et le lac où était prévu un terrible épisode. Le réalisateur «?achetait?» du temps. Les producteurs le savent?: c’est cela qui coûtait cher avec lui. Mais c’est aussi le cœur de ses films?: offrir une temporalité qui accueille l’immémorial et l’Histoire comme une scène capable de s’ouvrir à l’espace cosmique, au territoire politique et aux sentiments humains. Lorsque vint le gris, que comédiens et figurants furent en place dans leurs habits bruns et bleus au milieu des toits de tuiles ou au balcon des maisons de bois, la quotidienneté trouva son mouvement, sa densité, comme l’Histoire. La mise en place d’un travelling complexe était une aventure. La lenteur du plan révélait, en se déroulant, quelque chose d’invisible, d’inexorable. Cet exploit d’écriture cinématographique qui convoque ensemble, au même moment, toutes les parties d’un métier est une expérience pour le regard et pour l’esprit autant que l’exécution d’un fragment de scénario. L’envahissement ou la disparition des êtres a lieu dans le champ. Les amples mouvements de l’objectif font ressentir un état d’âme, une joie ou une véritable solitude. Le bonheur d’un jeune couple est menacé par ce qui se trame au sein de la communauté même. Bientôt l’homme et la femme devront s’enfuir et vivre à nouveau l’exil. Ce film, premier de la trilogie, s’appelle Eleni, la terre qui pleure. Il est le dernier que nous ayons pu voir de Theo Angelopoulos. La deuxième partie, La Poussière du temps (2008), tournée avec Bruno Ganz, Michel Piccoli et Irène Jacob, n’est pas sortie en salle.
Ce 26?janvier, Theo Angelopoulos tournait une séquence du troisième volet quand il a été renversé par une moto sur le périphérique. C’est dans cet espace contigu mais hors-fiction, dans la vitesse du monde d’aujourd’hui (et la lenteur des secours qu’il offre aux blessés) que le réalisateur est tombé. Son film inachevé, L’Autre mer, aborde la crise, le chaos d’un pays, d’un monde. Theo Angelopoulos oppose une Grèce réelle, inhospitalière, à une Grèce imaginaire, celle des réfugiés, comme celle des mythes antiques, celle du songe.
Dans L’Éternité et un jour, un écrivain condamné par la maladie (Bruno Ganz) refuse l’hôpital. Il passe ses dernières heures à se remémorer les instants de la lumière heureuse, revoit la fenêtre d’une maison ouverte sur la plage, la femme aimée. La caméra, doucement, nous porte avec lui sur le rivage. Le film nous y laissera. Auparavant, l’écrivain, de ses dernières forces, aide un gamin albanais à passer la frontière. Tous deux prennent un tramway où montent un à un des voyageurs déplacés, anachroniques. Un poète, un résistant, un jeune couple, un ami viennent rappeler les images importantes d’une existence – création, révolution, amour, doutes. Au-dehors, un drapeau rouge claque dans l’obscurité, des gamins en ciré jaune surgissent à bicyclette?: l’ardeur de la lutte ou l’enfance sont les couleurs d’une jeunesse noyée de brume. Au terme de cette mini-épopée, le tramway mène ses passagers jusqu’au bateau du départ. Par la force de ses images, le film accorde à celui qui n’a plus qu’un jour à vivre, et à nous-mêmes, l’éternité de la mémoire dans une affectueuse complicité avec l’innocence. Mais les noces de la fresque et du chant ont pris fin. Entre deux rives d’un fleuve de béton, le pas de la cigogne est suspendu.
« Cinéma », Études, 2012/3 (Tome 416), p. 394-402. DOI : 10.3917/etu.4163.0394. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2012-3-page-394.htm
Entretien avec Théo Angelopoulos L’espace de la mémoire; Michel Euvrard et Marie-Claude Loiselle
Cinéma d’animation; Numéro 43, été 1989 URI : https://id.erudit.org/iderudit/22911ac
Interview B.O : Eleni Karaindrou, hommage à Theo Angelopoulos; réalisée en mai 2012 à Cannes par Benoit Basirico
http://https://youtu.be/gcfTt2_HR0M
Eleni Karaindrou : Theo était un conteur. Tout ce qu’il racontait, il le racontait d’une façon extraordinaire, avec beaucoup de sentiments dans notre âme. Il m’invitait chez lui, commençait à me raconter son scénario, il marchait pendant trois heures et il racontait, racontait… Et le lendemain, après avoir dormi, je me suis réveillée et j’ai trouvé le thème au piano, le thème qu’il souhaitait avoir. Bien sûr, il fallait beaucoup de travail après ça, pour les orchestrations, etc… Mais les idées, je les ai toujours capturées dans ma vie en ayant un rapport très étroit avec les idées, pas avec les images. L’idée pour moi c’est quelque chose d’essentiel. Par exemple, pour LE REGARD D’ULYSSE, c’était l’idée de la perte de l’innocence, ce qui m’a vraiment bouleversé. C’était le premier regard, Theo cherchait dans le film à retrouver le premier regard, c’est le regard de l’innocence, celle de l’humanité ou de l’individu. Quand je capturais cette idée, et que j’étais vraiment bouleversée, je cherchais en moi-même. Chaque compositeur qu’on est, on ne peut pas nous dicter la musique. Si on ne cherche pas profondément en nous, on n’arrive pas à trouver quelque chose. Alors je me sentais complètement libre avec Theo Angelopoulos parce que ce n’était pas quelqu’un qui travaillait avec des normes habituelles dans le cinéma. Ce n’était pas quelqu’un qui voulait de la musique mesurée au chronomètre, il aimait bien avoir de grands thèmes et souvent il tournait le film avec ces thèmes-là. C’était génial. C’est magnifique pour un compositeur. C’était vraiment une rencontre exceptionnelle parce que j’avais la possibilité de créer un univers parallèlement avec lui. Pour LE REGARD D’ULYSSE, le thème que je lui ai joué au piano lui donnait des idées pour son film. J’ai joué pendant 18 minutes sans arrêt et j’ai tout gardé. C’était pendant l’été, je suis allée sur une île grecque et je suis restée là quinze jours à écouter et à écrire sur mon papier ce que j’avais fait. Cela correspondait exactement à ce que Theo cherchait. Il a gardé des unités entières de la partition car il respectait les compositeurs et il respectait la musique. Au départ il ne voulait pas le film avec la musique, et c’est bien car je trouve qu’il ne faut pas mettre trop de musique dans un film. Parfois il y a une minute de musique qui résonne dans votre tête et dans votre âme pendant une demi-heure, et c’est très important si on arrive à faire ça.
Pour PAYSAGE DANS LE BROUILLARD, je me souviens lui avoir donné la musique avec mes orchestrations, en studio, face aux images de la fin, avec ces enfants qui avancent vers un arbre. Et il a été très ému, et moi aussi, parce que c’était l’alchimie, c’était le moment de la vérité. Cela créait une atmosphère qu’on ne pouvait pas imaginer avant, c’est ça l’alchimie, on ne peut pas savoir. Je me souviens, lors d’un Festival où j’étais invitée pour un concert, Theo était là, et on lui a demandé « Mr Angelopoulos, quel est le secret de votre collaboration avec Eleni ? ». Il a répondu « on ne peut pas expliquer. Est-ce qu’on peut expliquer l’alchimie qui se crée entre deux individus ? C’est comme pour l’amour ». Alors, il n’y a pas beaucoup d’explications à donner, parce que les choses qui ne s’expliquent pas sont les plus belles.
Cinezik : Il y a des jeux entre la musique et les couleurs du film. Je me souviens d’un vélo avec un cycliste en k-way jaune qui apparait comme dans un rêve et revient. Ce jaune est presque un thème visuel associé au thème musical…
E.K : Le cycliste, c’est une obsession de Theo. Je pense que vous parlez du film L’ETERNITE ET UN JOUR. Ce sont des choses qu’on n’explique pas non plus. Pourquoi il a mis ça, pourquoi il a mis cette couleur, pourquoi il avait cette obsession ? Theo était un poète, c’était un grand poète et c’était quelqu’un qui réfléchissait d’une manière extraordinaire sur la Grèce, sur son histoire, sur la politique, et c’est quelqu’un qui était vraiment en avance sur son temps, je suis certaine de ça, j’en suis persuadée. Il y a des messages qu’il a donnés dans ses films qui ne sont pas encore reçus, mais vous allez voir, à l’avenir. Donc pour L’ETERNITE ET UN JOUR, le réalisateur m’avait dit « j’aimerais un thème de musique qui glorifie la vie et j’aimerais un thème qui va vers la mort », c’est la seule chose qu’il m’a dite.
Cinezik : Les bandes originales des films de Theo Angelopoulos sont comme des poèmes où la voix et les dialogues des personnages créent comme un poème avec la musique. Est-ce qu’il vous est arrivé d’avoir le texte des dialogues au moment d’écrire la musique ?
E.K : Non, la plupart du temps on travaillait avant. Je passais de très bons moments avec Theo avant qu’il ne commence le film. Tout compositeur sait que lorsque le réalisateur est en tournage, il n’est pas facile à approcher. Il est tellement angoissé par tout ce qu’il a à faire avec les acteurs, les décors… que ce qui se passait entre nous avant le tournage était très important, pour les discussions, les recherches… Je jouais au piano, on trouvait des choses. C’est une collaboration unique je pense. On a souvent comparé le travail entre moi et Theo avec le travail de Nino Rota avec Fellini parce qu’il tournait des scènes entières pour y intégrer la musique, ce qu’on a fait aussi. Pour le final du film LE PAS SUSPENDU DE LA CIGOGNE, avec les gens qui montent sur les colonnes, il a fait toute la chorégraphie sur la musique.
Marcello Mastroianni dans le film L’APICULTEUR réalisé en 1986 devait danser avec sa fille avant son départ pour la mort. Il dansait une valse et il voulait absolument la musique pour la scène. Theo connaissait le thème, il l’aimait beaucoup. Mastroianni m’a dit après avoir terminé la scène « oh merci, j’étais très heureux de danser avec ce thème-là ». On avait vraiment réussi à créer une atmosphère équivalente aux sentiments de l’acteur. C’est très important. Pour le thème avec Garbarek, le saxophoniste, Theo a mis du temps à l’accepter, il a beaucoup réfléchi, il n’était pas sûr pour le saxophone. J’ai mis du temps à le convaincre, puis finalement il me disait que j’avais raison.
Chaque fois que je rencontre un musicien qui m’inspire, je compose un thème. Par exemple, j’ai composé un concerto pour cordes quand j’ai connu Thomas Demenga, le violoncelliste. J’ai aussi composé une musique pour LE REGARD D’ULYSSE lorsque j’ai connu Kim Kashkashian qui est une musicienne extraordinaire. On a des rapports très étroits, je l’adore. Je pense que c’est non seulement une musicienne fantastique mais aussi un être exceptionnel. Bien sûr, j’étais très inspirée par les scénarios de Theo et par l’idée que j’évoquait, centrale, de la perte de l’innocence, mais elle, elle représentait pour moi ce que je ressentais. Sa façon de jouer me donnait des larmes aux yeux.
On a eu de très bons rapports avec les producteurs mais ils n’ont rien fait, surtout qu’ils avaient affaire à un cinéaste comme Theo Angelopoulos à qui ils ne pouvaient pas obliger à faire quelque chose. Theo faisait ce qu’il ressentait. Parfois ils lui disaient de couper un peu mais il ne le faisait pas toujours.
Je ne me préoccupe pas des choses techniques. Je ne suis pas une professionnelle. Je ne suis pas passée par une école, et heureusement. Mais la chose la plus importante dans la composition, c’est l’orchestration. J’ai appris au fil du temps qu’il faut enlever des choses. On a beaucoup d’idées au départ, et après il faut faire abstraction. Maintenant, je mets très peu de choses. J’aurais pu en mettre beaucoup plus, mais non.
Parfois des gens me disent : « Quand on écoute ta musique, on pense à des ruisseaux, à la pluie ». Je suis née dans un village de montagne, dans une maison au milieu de la forêt, une forêt de chênes et de sapins. Mon village est un village plein de cerisiers. Alors tout le monde me demande si la nature joue un rôle. Probablement, si on a vécu pendant sept ans dans un endroit au milieu de la nature, c’est probable que cela influence, mais on ne peut pas dire que ma musique exprime les sons de la nature, ma musique exprime seulement des sentiments.