Le journaliste et écrivain grec Yorgos Archimandritis s’est penché sur le travail de son compatriote, le cinéaste Théo Angelopoulos. Dans une série d’entretiens qui paraissent chez Actes Sud, il analyse son travail, sa mémoire, les liens entre petite et grande histoire, son regard sur la Grèce et la France, et fait dialoguer deux générations. Entretien.
Palme d’or du Festival de Cannes avec L’Éternité et un jour, en 1998, Théo Angelopoulos est l’un des cinéastes grecs les plus importants. Ses œuvres sont profondément empreintes de l’histoire de son pays, qu’il a traversé de 1935 à 2012. Il est, en effet, décédé accidentellement en pleine « crise grecque », fauché par une moto alors qu’il était en tournage. Son dernier film, L’Autre Mer, restera donc inachevé. Mais tous les autres portent la marque des problématiques qui l’ont constamment préoccupé : les idéologies et l’utopie, les frontières, le temps qui passe… Autant de questions qui se mêlent dans Le Pas suspendu de la cigogne (1991), Le Regard d’Ulysse (1995), L’Éternité et un jour (1998), La Poussière du temps (2008)… pour ne citer que quelques-uns des films.
Écrivain, auteur de documentaires radiophoniques et journaliste, Yorgos Archimandritis a réalisé une série d’entretiens avec le cinéaste, diffusés sur France Culture en 2009. Ils sont désormais publiés chez Actes Sud sous le titre Théo Angelopoulos – Le temps suspendu. Théo Angelopoulos s’y raconte, avec ce sens du récit qui lui appartient, mêlant anecdote et analyse, petite et grande histoire. À la veille de la commémoration de sa mort, Yorgos Archimandritis accorde à Marianne un entretien dans lequel il livre sa vision de Théo Angelopoulos, ce qu’il a apporté à sa génération, mais également son regard sur la Grèce et la France.
Marianne : Pourquoi avoir choisi de réaliser puis de publier cette série d’entretiens avec Théo Angelopoulos ?
Yorgos Archimandritis : Dans mes livres et les séries d’entretiens que je réalise, toutes les personnes ont, me semble-t-il, quelque chose d’essentiel à raconter : Mikis Theodorakis, Mélina Mercouri… Leur vie est très riche et leurs trajectoires interrogent : qu’est-ce qui les a façonnés ? Comment sont-ils devenus ce qu’ils sont ? Qu’ont-ils à nous apprendre ? Bien sûr, notre pays, notre culture, jouent un rôle déterminant dans la vie de chacun d’entre nous. Mais un créateur parvient à développer, avec les instruments de son art, un topos esthétique et psychique tout à fait personnel. Et quand, de surcroît, ce lieu, ce monde nouveau, arrive à exprimer les préoccupations de l’être humain, son auteur devient universel. C’est, selon moi, le cas de Théo Angelopoulos.
C’est-à-dire ?
Dans son œuvre, on voit le destin personnel se mêler au destin collectif. C’est là où l’histoire entre en jeu. Ses propres blessures, ses deuils, les premiers morts de sa famille, l’arrestation de son père pour être exécuté, sont autant d’éléments qui entrent dans la fiction. La « petite histoire » devient « grande Histoire ». Ce jeu entre histoire individuelle et histoire collective est fascinant. Car vos traumatismes, vos souffrances vous amènent à voir le monde et la vie différemment. Elles sont un remède contre l’oubli ; elles forment la mémoire. Et dans le cas d’un auteur comme Angelopoulos, elles apportent à son œuvre et à sa vision du monde une ampleur, une profondeur et une intensité rares.
Cette histoire est aussi celle d’une Grèce divisée sous la guerre civile ou la dictature des colonels pour ne citer que deux exemples. Ces blessures semblent fondamentales pour Théo Angelopoulos.
Est-ce encore le cas aujourd’hui, pour vous et votre génération ?
Ces blessures sont différentes pour la génération de Théo Angelopoulos et la mienne. Sa génération a vécu ces divisions, ces conflits. Elle y a participé et en a souffert. La mienne a reçu pour sa part l’écho de cette division. Il y a toujours en Grèce une bipolarisation structurante entre la droite et la gauche telle qu’elle existait en Europe il y a une quarantaine d’années. Tant que les témoins de cette époque, de la guerre civile et de la dictature des colonels, sont vivants, l’écho de cette division reste vivant. Mon oncle, par exemple, qui était un communiste à tendance soviétique a été persécuté pour cela, reste toujours fidèle à ses idées d’antan. Mais d’autres, comme le grand poète grec Titos Patrikios, qui faisait également partie du KKE [Parti communiste grec, NDLR] et a été lui aussi contraint à l’exil, a jugé qu’il fallait sortir de cette idéologie et a pris ses distances avec elle.
D’ailleurs, Théo Angelopoulos évoque la croyance dans le socialisme, sa chute, et le vide ainsi laissé. Il interroge : « Le combler n’est pas facile. Surtout le combler avec quoi? »
Les grands idéaux donnent un souffle incroyable : ils nous nourrissent d’énergie dans notre volonté de changer le monde. En cela, ils nous aident. Mais quand, d’un seul coup, ces piliers de notre structure mentale et sociale s’effondrent, le vide surgit. Les idéologies sont une forme de religion que l’on choisit pour la force et le soutien qu’ils nous procurent. Comme la religion dans d’autres siècles, l’idéologie au 20ème siècle a nourri la pensée sociale, philosophique, l’art et la culture. Les périodes de grande crise aussi, comme les guerres mondiales, ont créé un besoin d’expression d’une force extraordinaire. La poésie d’un Yannis Ritsos ou celle d’un Louis Aragon ont été nourries par l’élan de leur idéologie. Théo Angelopoulos a pris de la hauteur par rapport à tout cela et est parvenu à regarder le monde d’un œil à la fois meurtri et bienveillant.
Cela transparaît-il dans ces films ?
Dans tous ses films, il n’y a presque pas de joie mais une tristesse, une déception, le sentiment d’être démuni face à l’Histoire qui se répète. Ces films sont également l’expression d’une quête. En tant que réalisateur, il suit ses héros dans leur quête d’un idéal, dans une errance, une recherche, un passage des frontières. D’ailleurs, deux autres questions sont fondamentales pour Théo Angelopoulos : celle des frontières et celle du « chez soi ». Sa quête est donc à la fois idéologique et existentielle. Elle est appuyée par deux éléments cinématographiques qui contribuent à faire la spécificité de ses films. D’une part, les couleurs, mises au point avec son directeur de la photographie, Yorgos Arvanitis : des ocres, des ton sur ton, des gris, des noirs, qui donnent une dimension picturale aux scènes filmées. De l’autre, la musique de la compositrice Eleni Karaindrou, faite de longues phrases musicales, majestueuses, qui épousent pleinement l’esprit de cette quête.
A-t-il également été un acteur de l’Histoire grecque ?
Oui ! Comme beaucoup d’autres artistes grecs de gauche, il a vécu la privation de la liberté de la parole, il a vécu l’exil. D’ailleurs, il a dû fuir la Grèce suite aux événements de l’école Polytechnique [la révolte des étudiants qui a eu lieu le 17 novembre 1973 et qui accélère le mouvement de protestation contre la junte, NDLR.] Pour pouvoir réaliser son film Le Voyage des comédiens, en pleine dictature des colonels, il a été obligé de contourner les obstacles de la censure en trouvant des astuces. Il a ainsi instauré des codes de communication avec son public qui n’étaient pas compréhensibles par le régime dictatorial.
La France a été son refuge, comme pour beaucoup des Grecs qui ont fui pendant la guerre civile ou la junte. Que représentait la France pour eux ?
Ce qu’elle représente toujours pour les Grecs et fait partie de son identité : la liberté, la démocratie, les Lumières ! Pour qui regarde la culture française d’un œil externe, la France est le pays qui a le mieux déployé la démocratie, inventée dans la Grèce antique. Pour nous, elle est l’incarnation de tous ces idéaux. Et puis, la France et la Grèce ont souvent avancé d’un pas commun. Il y a deux siècles, la France a aidé la Grèce dans sa guerre de libération contre les Ottomans. Elle a également contribué dans le développement de l’identité nationale et culturelle de la Grèce moderne.
D’ailleurs, jusqu’à la fin de sa vie, Théo Angelopoulos est retourné à Paris…
Paris était pour lui la Cour des miracles à laquelle Victor Hugo fait allusion dans Notre-Dame de Paris. C’était la langue française, les écrivains et la découverte du cinéma. Quand il est venu à Paris très jeune, pour gagner un peu d’argent, il découpait des billets à la Cinémathèque. Ainsi, il a vu tous les chefs d’œuvre du cinéma du monde entier. La France, pour les Grecs, est la meilleure incarnation de la culture. Aucun pays au monde n’accorde une telle importance à la création artistique et à la protection de celle-ci. C’est aussi ce qui a fonctionné comme un aimant pour les artistes et les intellectuels grecs qui sont venus dans ce pays. Un dialogue s’instaurait entre leur propre culture, cet hellénisme authentique et florissant, et les splendeurs de l’esprit français.
Théo Angelopoulos est mort alors qu’il tournait son dernier film, en pleine crise grecque. Quel avis portez-vous sur cette crise ?
Je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du mot « crise ». Une crise signifie que les choses allaient bien avant et que, pour diverses raisons, elles se détériorent. Or, ce que les gens appellent communément crise pour la Grèce n’est que la révélation de la réalité. Depuis le début des années 80, le pays vivait au-dessus de ses moyens. Une grande partie de la société grecque vivait dans l’illusion d’une prospérité qui ne peut pas être véritable dans un pays sans base économique solide. Or ce que l’on a appelé « crise » est la prise de conscience par les gouvernements grecs et l’Europe de cette réalité et la prise des mesures strictes pour y faire face. Malheureusement avec l’application de ces mesures, les problèmes préexistants se sont aggravés et ont touché surtout les retraités, les salariés et les couches sociales les plus défavorisées. Alors qu’ils n’avaient, eux, pas participé à cette prospérité illusoire, ils en ont subi les conséquences.
D’ailleurs, Théo Angelopoulos évoque la « période basse » que traverse la Grèce et dit : « C’est comme si nous étions dans une grande salle d’attente avec une grande porte fermée face à nous. On attend qu’elle s’ouvre sans savoir ce qui va sortir…»
En réalité, cela rejoint la chute des idéologies que nous avons déjà évoquée. Depuis cette chute, selon lui, nous traversons, historiquement, une période transitoire. Et quand je lui demande quelles seront les nouvelles utopies, il répète, presque désarmé : « je ne sais pas… »
Dans tous les entretiens apparaît, en trame, la question de la mémoire et de l’oubli. La publication de ce livre est-elle une œuvre de mémoire ?
Absolument. J’ai souhaité laisser une trace de ces documents précieux, transmettre la pensée de Théo Angelopoulos, sa façon de voir le monde, sa philosophe de vie, sa vision artistique, son témoignage sur l’histoire de la Grèce et de l’Europe, sur cette division qui nous a traversé pendant qui longtemps et qui désormais, je crois, arrive à son terme.
Interview de Yorgos Archimandritis au magazine Marianne à l’occasion de la parution de son livre “Théo Angelopoulos-Le temps suspendu” Propos recueillis par Fabien PerrierPublié le
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