Gracié, torturé, ballotté de prison en prison, il va devenir selon ses termes un «prisonnier professionnel» durant 21 ans.
Son histoire, Chrònis Mìssios l’a racontée dans un livre paru en 1985 en Grèce, devenu rapidement un best-seller, Toi au moins, tu es mort avant.
Subjugués par ce témoignage, Sylvain Ricard, Myrto Reiss et Daniel Casanave ont eu envie de la faire connaître par le biais de la bande dessinée.
«Je n’ai pas réussi à changer le système, mais je ne lui permettrais pas non plus de me changer», disait-il.
Plus que celle d’un pays, aujourd’hui des plus discrédités, plus que celle d’une idéologie, aujourd’hui devenu gros mot, l’histoire de Chrònis est celle d’un engagement, d’un idéal, d’une réponse à la vacuité existentielle et la tentation néo-libérale qui nous rongent plus que jamais.
Toi au moins, tu es mort avant de Chrònis Mìssios
« Ce qu’on faisait à des être humains dans cet enfer, à deux pas de la capitale de la Grèce, c’est impossible à décrire… Je crois qu’il n’y a jamais eu dans aucun autre coin du monde un choc aussi direct entre l’homme et la pire barbarie ».
Chrònis MÌSSIOS (1930-2012), méconnu en France, et dont il semble que ce livre soit le seul traduit en français, fut un militant communiste grec qui passa pas moins de 21 ans en détention et déportation, dès l’âge de 16 ans. Ce livre de mémoire sortit originellement en 1985 et, il fait partie de ces coups de poings – presque littéralement – inclassables.
« Toi au moins, tu es mort », ce titre fait référence à un ami du narrateur, tué par balles au tout début des affrontements de 1946 et qui, de fait, n’a pas connu la suite. Texte hors du commun est une longue lettre que ce narrateur, surnommé Salonique (MÌSSIOS lui-même en fait) écrit à son ami défunt. Dans celle-ci il décrit ce qu’il voit, dans les cachots, les prisons, pendant la déportation, prisonnier des autorités grecques à partir de 1947. Le récit est une suite de mots collés, de révolte, de scènes épouvantables, mais aussi de moments de franche amitié et de solidarité entre détenus. Les humiliations, les intimidations des geôliers, la résistance des captifs. Pas une autobiographie, plutôt un témoignage.
L’auteur prévient : il est prisonnier politique, pas de droit commun, il doit de ce fait être traité comme un prisonnier politique, c’est son étendard, sa fierté.
Mais surtout, MÌSSIOS a besoin d’une soupape, il la nomme humour. En effet, tout au long de la lettre, il en use et abuse, sans jamais lasser, c’est sans doute ce qui le fait tenir, ce qui l’empêche d’aller rejoindre son pote : « Trois mille ans de civilisation pour en arriver là, de quoi se flinguer… ».
Mais ce qui est frappant au-delà de tout, c’est le style, brutal, parlé, du phrasé des rues, populaire, vindicatif, violent, agressif, un langage de la classe sociale inférieure, plein de rage. Il serait trop simple de le taxer d’argotique car la plupart des mots n’appartiennent pas à la langue verte. Il serait plus judicieux d’y voir là un jet retranscrit, une haine criée puis immédiatement écrite selon les mêmes termes en version brut de décoffrage, sans guillemets, sans retravailler le texte.
Second élément marquant : l’absence absolue de chronologie, comme si l’auteur suivait ses pensées, telle anecdote lui rappelant un détail survenu 10 ans avant ou après. Le lectorat ne sait pas où se placer, il sait simplement que ce qui est décrit s’est déroulé entre 1946 et 1974. Il est de ce simple fait difficile de savoir si l’auteur, dans la scène qu’il raconte, se trouve en prison ou en déportation (voire enfin libéré, certaines anecdotes étant post-détention), quelle en est la date, l’écriture ressemblant à un éboulis, un tremblement de terre, un tsunami. Pas de temps mort mais de la vocifération, du cri encré, couché sur papier, loin des normes du politiquement correct. À ce propos, on peut être choqués voire lassés par les nombreuses insultes homophobes, sexistes, récurrentes et grognées, quand tout à coup…
« Très souvent, ceux que je trouve les plus courageux, les plus forts, c’est les homosexuels – les pédés, quoi – qui ont le courage de dire tout net à cette société de merde, aux familles de merde, aux employeurs de merde : oui, bande de connards, on est différents de vous, ce qu’on aime c’est pas baiser, c’est se faire baiser, voilà… Tu les imagines, seuls face à tout le système, sans la promesse d’objectifs lointains pour tous les hommes, sans la justification du bon Samaritain, qui affirment leur différence, purement et simplement, sans chichis, pendant leur courte vie, ce qu’on appelle l’amour, autrement dit par besoin de vivre ? Alors que nous, on ose bien tout sacrifier à la révolution contre le système, mais on n’ose pas vivre notre liberté personnelle en dehors du système existant ». Donc une écriture qu’il ne faut pas accueillir comme de l’homophobie, mais « juste » comme un crachat verbal pas toujours conscient de ce qu’il désigne.
MÌSSIOS parle des grèves en détention – violentes aussi -, des réprimandes, d’un combat quotidien. Il ne sera quasiment jamais question de la situation au dehors, les colonels au pouvoir, la dictature. Pour MÌSSIOS, tout se vit de l’intérieur, derrière les barbelés. « Tout le monde, bourgeois ou communistes, écrit cette putain d’Histoire de la même façon : horizontale, aplatie. Ils parlent des peuples, des masses, mais aucun d’eux n’a jamais pu sentir l’intensité, la passion, l’ascension et la chute de mondes entiers, contenus dans vingt-quatre heures de la vie d’un révolutionnaire
Journal de bord d’un traducteur — Michel Volkovitch et l’argot chez Chrònis Mìssios
31 mars 2013 – Publié dans : Traduire – Mots-clés : argot, Chrònis Mìssios, grèce, journal de bord, michel volkovitch,
Un extrait du « Journal de bord du traducteur » écrit par Michel Volkovitch, le traducteur du livre. Comme il le dit lui-même : « Le texte {ci-dessous} est destiné à quelques amis et à d’éventuels traducteurs (jeunes ou moins jeunes, de grec ou d’autres langues) qui souhaiteraient visiter la petite cuisine d’un confrère. »
« Lu le livre au printemps 86. Traduit 30 pages à l’été 87, montrées sans succès, pendant deux ans, à plusieurs éditeurs (Gallimard, Seuil, Laffont, La Découverte, Arcane 17…). Traduit 10 autres pages fin 87.
Puis 28 mois d’interruption. Livre accepté par les Éditions du Petit-Matin fin 89. Repris la traduction en avril 90. Premier jet terminé en septembre, cinq mois plus tard (moyenne : deux pages par jour).
Deuxième couche en septembre-octobre (sept pages par jour). Troisième une semaine plus tard (trente par jour) et quatrième en décembre (cinquante par jour).
Collaboration avec l’auteur : deux séances de travail (été 87 je crois, été 90), plus une au printemps 90 avec sa femme ; deux lettres (printemps et automne 90).
Tout au long du travail, tenue d’un carnet de bord avec, page par page, la liste des mots et expressions importants et récurrents, ou susceptibles de l’être. En même temps, prise de notes sur les problèmes de traduction, dans les marges du livre ou sur feuilles volantes. Enfin, rédaction de ceci en décembre 90.
Problème essentiel : conserver la dimension orale du livre. Un immense dialogue à une voix. Torrentiel (très longs paragraphes — jusqu’à trente feuillets), brutal (dans son vocabulaire et sa syntaxe), parfois obscur (ellipses, dialogues non marqués — qui dit quoi ?).
Lectures (ou relectures) préparatoires, avec prises de notes.
Le café du pauvre d’Alphonse Boudard.
Dictionnaire du français parlé de Bernet et Rézeau. Pêché quelques mots, quelques tournures.
Touchez pas au grisbi d’Albert Simonin. Bon livre au demeurant, mais qui sous ses audaces de vocabulaire (inutilisables car trop typées) conserve une syntaxe très sage — le contraire de ce qu’il me faut.
Voyage au bout de la nuit de Céline.Il aurait mieux valu Mort à crédit et la suite, où la syntaxe vole en éclats. (Trop peut-être : Mìssios ne va pas si loin.)
Butin plutôt maigre. La question reste posée : où prendre des leçons de parole écrite en français ?Travail sur le lexique.
Recours à l’argot ? Quelques injures et expressions spectaculaires mises à part, il y a chez Mìssios moins d’argot qu’on ne le dit — ce qui me paraît correspondre aux habitudes du grec : je ne sais si le vocabulaire d’argot y est moins riche que chez nous (sans doute : l’argot est un phénomène urbain, or le grec est resté proche de ses racines paysannes) ; en tout cas il me paraît moins employé, à niveau de langue égal. Je suis donc souvent amené à injecter quelques mots argotiques. Mìssios n’a qu’un mot, par exemple, pour désigner le détenu, même dans ses dialogues : celui qui correspond à « détenu » ; en français, je peux difficilement me passer de « taulard ». Un seul mot en grec, de même, pour la nourriture, le repas : le mot le plus neutre, qui chez moi devient presque toujours « la bouffe ». « Les persuader par des paroles » devient « les avoir au baratin » (p.90) etc.
Mais surtout pas d’excès ! pas de pastiche de Série noire !
Traduction = compromis perpétuel : je dois donner un équivalent plus qu’un calque (donc je rajoute un peu d’argot), mais en même temps garder un peu de la nudité, de la naïveté du grec en la matière — et par conséquent rester lexicalement un peu plus pauvre qu’on ne l’attendrait.
Éviter les expressions trop typées nationalement ou localement : écarté ainsi « bidasse » ou « pastis ». Je me sépare même, la mort dans l’âme, d’un « adieu Berthe » auquel je tenais beaucoup. Écarter aussi tout terme d’argot rare, inconnu du lecteur moyen, qui serait ressenti comme trop typé : il faut un argot pas trop neuf, déjà porté, passe-partout.
Le titre. Un journaliste grécophone l’a traduit ainsi dans un article : Encore heureux qu’on t’ait buté avant ou même T’as bien fait d’clamser. Le premier, à la rigueur, encore que « ils » (les fachos) soit préférable à « on » (nous, les cocos). Mais en grec, pas un seul mot d’argot dans le titre — d’où mon choix.
Langue de quelle époque ? L’histoire se déroule de 47 à 73, et pour l’essentiel autour de 1950. Mais la narration a lieu plus tard (disons 1980). D’où un va-et-vient linguistique entre deux pôles éloignés de trente ans. Tantôt le narrateur parle comme en 50 (émotion du retour dans le passé, nécessité de se faire comprendre d’un interlocuteur mort en 47), tantôt son moi présent apparaît : certaines pages sont visiblement écrites par un intello post-marxiste — vocabulaire spécialisé etc. Décalage conscient et avoué quand le narrateur est obligé d’expliquer certains mots (« Les homosexuels – les pédés mon vieux »), ou quand des mots trop savants pour l’interlocuteur sont suivis de l’incise « comme on dit » (j’ai dû en sucrer plusieurs, quitte à en rajouter deux ou trois en cas de besoin, quand le seul mot à ma disposition n’était pas assez familier).
En général, choix d’un vocabulaire peu marqué historiquement, utilisable en 50 comme aujourd’hui. Mais on peut jouer un peu entre les deux dents de la fourchette : j’accueille délibérément, d’une part quelques termes un peu datés (« impec »), et d’autre part, avec prudence, un ou deux mots (« intello », plus rigolo que « grosses têtes ») trop récents pour 1950, mais possibles plus tard. En revanche, les dealers resteront des revendeurs (question d’époque, mais surtout à cause de l’anglicisme), et les « toxicos » se changent en « camés ».
Cas intéressant : « clope », qui passe du masculin au féminin vers 1960 ! Je choisis logiquement le masculin, tout en sachant que de jeunes lecteurs m’accuseront d’ignorance. Tant pis.
Outil précieux entre tous : le Dictionnaire du français non conventionnel de Jacques Cellard et Alain Rey.
Acheté tout à la fin le Bouquet des expressions imagées, de Claude Duneton, qui me fournit aussitôt quelques bonnes solutions (« la crème des femmes », que je n’aurais trouvé nulle part ailleurs).
Mots typiquement grecs. Les garder, les adapter ?
La couleur locale, je ne suis pas très pour. Ici comme ailleurs, il me paraît plus utile de rapprocher ces histoires grecques de nous plutôt que de jouer sur l’exotisme. Un « màngas », c’est autre chose qu’un mec, avec « mec » je perds la moitié de l’effet ; oui, mais en gardant « màngas » j’en perdrais les trois quarts.
En revanche, quand un de ces mecs exprime son admiration pour un autre en le qualifiant (p.44) de « derviche », je n’ai pas le cœur de chasser ce derviche-là ; je me contente de le vêtir d’un léger « comme on dit nous autres », en espérant que le contexte suffira pour éclairer. Conservé aussi quelques termes très typés (tiritòmba, amanès, tsiftetèli…), sans chercher d’équivalent français à tout prix, et sans me croire obligé de les expliquer quand ce n’est pas nécessaire pour suivre l’histoire. » […]
Un récit de Sylvain Ricard et Myrto Reiss. Dessin de Daniel Casanave; Adapté du récit de Chrònis Mìssios traduit du grec par Michel Volkovitch