La tradition chante encore : entretien avec Domna Samiou

Malgré ses 77 ans, la passion avec laquelle elle parle du « grand amour de sa vie », c’est-à-dire des musiques traditionnelles grécophones, surprend même les interlocuteurs les plus blasés. Domna Samiou, héritière d’une grande richesse musicale transmise par ses parents smyrnéens et son maître Simon Karras, chanteuse brillante et chercheuse exceptionnelle, s’inquiète pour l’avenir de ces traditions. Elle espère que ses forces et sa voix – encore et toujours d’une beauté à couper le souffle – lui permettront de continuer, quelques années encore, son étude et ses enregistrements. Pour que les générations futures puissent bénéficier de ces musiques « douces et raffinées », de ces textes « perfectionnés au fil des siècles », qui, hélas, « sont de moins en moins en accord avec la vie d’aujourd’hui »… Par le récit de sa vie, Domna Samiou peint un tableau saisissant de la Grèce moderne et de ses traditions musicales. Dommage qu’un entretien écrit ne puisse laisser entendre les chants qui n’ont cessé de rythmer ses paroles…

Yiannis Kanakis et Domna Samiou,  Propos recueillis à Athènes, le 23 juin et le 5 juillet 2005

Vous êtes née dans une famille de réfugiés d’Asie Mineure.Fig. 1  : Domna Samiou chez elle lors de l’entretien pour les Cahiers de musiques traditionnelles.

Mes parents ont suivi la vague de réfugiés grecs venus d’Asie Mineure en 1922. Ma mère est arrivée plus tôt que mon père, qui était retenu en otage par l’armée turque. Partie de son village, près d’Izmir, elle s’est retrouvée à Athènes, dans un monde qui lui était complètement étranger. Elle n’avait emporté avec elle qu’une couverture de laine. On lui a donné une tente dans un quartier de réfugiés appelé Kaissariani. Mon père est arrivé deux ans plus tard ; ils se sont retrouvés presque par hasard. Petit à petit, la tente a été remplacée par une baraque en bois avec un toit de carton goudronné qui laissait passer les eaux de pluie. J’y suis née en 1928.

C’est dans ce quartier que vous avez eu, enfant, vos premiers contacts avec la musique…

Les réfugiés, malgré leur pauvreté, aimaient beaucoup faire la fête. J’ai toujours dans les oreilles les sons du quartier. Nous, les enfants, on jouait dans les rues en terre battue, et les chansons des ouvriers, qui rentraient du travail, se mêlaient à la fraîcheur de l’après-midi, aux odeurs des fleurs et des plats que préparaient, tout en chantant, les femmes pour le soir. Puis, avec deux ou trois olives, un morceau de pain, du vin et de l’ouzo, la fête et la danse commençaient, les gens chantaient dehors, sur le pas des maisons. Parfois ils se retrouvaient à la taverne du vieil Alekos, qui installait lui aussi des tables dehors, et par laquelle passait ce que les enfants appelaient « tzoubox » [juke box], un monsieur portant un gramophone et des disques 78 tours. Pour un drachme, on pouvait choisir le disque que l’on voulait entendre. Nous avions aussi un voisin arménien qui s’asseyait sur le pas de sa porte et jouait du oud… Tout ça a été le début de mon amour pour la musique.

Mais la plus grande source a été pour moi l’église Saint Nicolas, dans notre quartier. J’y allais chaque dimanche avec mon père. A mes yeux, l’église était à la fois un théâtre, un cinéma et une salle de concert. J’adorais y aller. Je connaissais par cœur la messe entière, même si je n’en comprenais pas un mot. Je m’asseyais toujours près du psaltis3 de gauche – à cette époque, les femmes s’asseyaient à gauche et les hommes à droite, séparément. Les autres fillettes s’ennuyaient, elles jouaient, me tiraient les tresses ; mais je n’y faisais pas attention, je chantais avec le psaltis et, après la messe, je me plaignais auprès de ma mère qui ne m’avait pas faite garçon, parce qu’alors, seuls les garçons pouvaient entrer dans le psaltiri, l’espace des chantres. J’aimais en particulier les hymnes de la semaine sainte.

On passait les soirées d’hiver à la maison, à écouter de la musique. On se serrait autour du poêle, et mon père, qui avait une très belle voix, faisait le psaltis de droite, et moi celui de gauche. Parfois, comme mon père connaissait bien le turc – il avait servi sept ans dans l’armée ottomane – il chantait de très belles chansons en turc, comme : « Le docteur qui soigne les cœurs malades d’amour ».

L’arrivée des réfugiés d’Asie Mineure a-t-elle changé la carte musicale du territoire grec ?

Bien sûr, les réfugiés étaient porteurs de cultures musicales très riches : les Pontiques, avec le son très particulier de la mer Noire, les Cappadociens, avec leurs mélodies et leur métrique caractéristiques, les Smyrnéens, connaisseurs, entre autres, de la tradition musicale classique byzantine et ottomane… Les réfugiés ont aussi apporté des instruments alors peu répandus dans le territoire de l’État grec, comme le kanon (qanun), qui était surtout connu par les représentations dans les icônes et les mentions de cet instrument dans les hymnes religieux, mais dont peu de gens savaient comment il sonnait. Ces questions m’ont intéressée beaucoup plus tard. A l’époque, mon souci était l’école : quand j’ai eu fini ma scolarité primaire, j’ai décidé d’arrêter l’école qui ne me plaisait pas du tout, et de travailler pour un tailleur. C’était en 1940, juste avant le début de la guerre en Grèce.

Cette guerre a d’ailleurs frappé votre famille très sévèrement.

En 1941, pendant l’occupation, mon père est mort de faim, et puis en 1944 le tour de ma sœur est venu, elle aussi morte de faim et d’épuisement. Et je serais sûrement morte moi aussi si Madame Zannou, qui était aisée, ne m’avait pas prise chez elle pour que je l’aide aux travaux domestiques. Je travaillais toujours en chantant. Et, par le chant, j’oubliais les misères de l’époque. Madame Zannou a vu combien je brûlais d’amour pour la musique, et elle m’a envoyée chez le grand maître Simon Karras, qu’elle connaissait. Quand je l’ai rencontré, il m’a demandé de lui chanter une chanson. J’avais un trac terrible, il me semblait que j’avais tout oublié, les hymnes, les chants traditionnels, et pour finir, je lui ai chanté un tango ! Comment aurais-je pu savoir à l’époque que Karras était un fervent opposant à la musique de conservatoire et à la musique occidentale en général…

Dites-nous deux mots sur ce grand maître de musique traditionnelle et liturgique byzantine. Pourquoi était-il si opposé aux conservatoires ?

La raison principale était sûrement que les musiciens de conservatoire non seulement méprisaient les musiques, les modes et les instruments traditionnels, mais qu’ils cherchaient à les détruire. Alors que Karras faisait tout ce qu’il pouvait pour étudier et répandre ces musiques. C’était un connaisseur incomparable. Il avait commencé à s’intéresser à la musique byzantine dans son enfance, auprès d’un prêtre, dans son village près d’Olympie. A des époques très difficiles où il n’y avait ni routes, ni argent, il voyageait dans toutes les régions du pays pour rencontrer des musiciens, noter des chansons, etc. Il avait d’innombrables bulletins, comme il les appelait, contenant des transcriptions d’airs, de chants, écrits en notation byzantine – il trouvait que la notation occidentale n’était pas apte à transcrire ces airs. Il faisait ce travail l’été, pendant ses vacances. Avant la guerre, il travaillait au Ministère des Affaires sociales. Plus tard, quand les premiers magnétophones sont apparus, il a acheté un énorme Grundig, très lourd, qu’il emmenait avec lui dans les villages. Il cherchait aussi dans les archives des monastères, des villes, etc., en Grèce, mais aussi en Turquie. Il a également participé à de nombreux colloques de byzantologues et a publié des études diverses, qui sont aujourd’hui des sources précieuses pour les chercheurs.

A la fin de la guerre vous vous trouvez dans le chœur de Karras…

Fig. 2 : Chœur de Simon Karras. Domna Samiou est la troisième depuis la gauche, et Karras tout à droite.

C’est là que, dans les horribles années de la guerre civile grecque, j’avais trouvé mon nid. Karras m’a envoyée à l’école : collège et lycée. Il disait que les hymnes de l’église et les traditions musicales ont des textes qui exigent une grande éducation et une réelle culture. Je travaillais donc le matin chez Madame Zannou, l’après-midi, je me rendais à l’école de Karras, et le soir j’allais au collège puis au lycée, que j’ai fini avec une moyenne de 18/20.

 

Chœur de Simon Karras. Domna Samiou est la troisième depuis la gauche, et Karras tout à droite.

C’est alors que vous commencez à travailler à la radio.

D’abord avec une émission hebdomadaire d’une demi-heure appelée « Echos grecs », à laquelle participait le chœur de Karras. On y chantait seul ou en chœur. Dans cette émission se sont succédé de nombreux grands musiciens, et j’ai beaucoup appris des répétitions que nous faisions ensemble. Le 30 août 1954, j’ai commencé à travailler comme productrice musicale de ma propre émission à la Radio d’État. J’avais comme supérieur mon maître, Karras, tu peux imaginer combien j’étais heureuse.

C’est l’époque de l’exode rural massif qui a transformé la Grèce, et qui a apporté à Athènes des musiciens des quatre coins du pays.

Beaucoup d’entre eux sont passés par moi. Soit on les invitait à l’émission, soit ils se présentaient d’eux-mêmes à un comité de sélection. Le passage à la radio était un moyen de reconnaissance dans un milieu musical qui commençait à perdre ses caractéristiques locales. Le comité insistait sur le fait que les musiciens devaient jouer les musiques de leur région, de leur tradition ; mais on pouvait déjà sentir les changements à venir. Beaucoup de provinciaux, y compris des musiciens, avaient honte de leurs origines paysannes et ils étaient en quête de sons et de musiques leur paraissant plus savants, plus élevés. Certaines « star » de la musique traditionnelle d’aujourd’hui, alors garçons en culottes courtes et fillettes à nattes, amenés dans les studios de mon émission par leurs parents musiciens, sont devenus des pollueurs de leur art.

N’est-ce pas un mot un peu fort ?

Non, et la raison est qu’ils ne s’adressent pas à cette musique avec respect. Ils changent souvent des vers ou des détails musicaux qui, non seulement ne correspondent pas à l’éthos de leur tradition, mais sont une mauvaise évolution de ces musiques. Plus je voyais ces gens arriver à Athènes, plus je sentais le besoin de partir collecter mes enregistrements dans les lieux d’origine de ces musiques. En imitant mon maître, j’ai acheté un magnétophone à bobines, un très beau Uher avec une belle sacoche, et j’ai commencé à passer mon temps libre dans les villages grecs. C’était dans les années 1960.

Et c’est dans les années 1960 que le bouzouki s’est imposé comme instrument populaire par excellence.

Oui, et ceci aux dépends de la musique traditionnelle. La nouvelle version de bouzouki utilisée aujourd’hui, un instrument qui appartient à la famille des tamboura (ou si tu préfères, des saz, des tanbûr, des bûzûk…), n’était utilisée que dans quelques traditions musicales en Grèce. Mais il a rapidement obtenu le statut d’instrument « national ». A Faliro (Quartier sud de l’agglomération athénienne), près de la mer, il existait de nombreuses tavernes en plein air où, dans les années 1960, jouaient les grands noms du rembetiko. Je n’avais pas les moyens d’aller les voir, et parfois, on descendait en tramway sur la côte avec mes amis, on s’asseyait hors de l’espace de la taverne et on écoutait. C’est comme ça que j’ai entendu Tsitsanis, Bellou, Vamvakaris… Tous ces rembetes (musiciens de rembetiko) ont remporté ces années-là une popularité énorme, entre autres grâce au cinéma, où les scénarios présentaient souvent des scènes dans ce genre de tavernes. Petit à petit, le bouzouki a gagné une audience plus large, alors qu’il était auparavant marginal. Et puis, les grands compositeurs de l’époque, comme Hadjidakis et Theodorakis, ont ignoré les musiques traditionnelles et ont porté toute leur attention sur le rembetiko et le bouzouki, ce qui a aussi contribué à leur popularité. Finalement ces compositeurs ont réussi à détruire aussi le rembetiko et le bouzouki. Ils ne les ont pas respectés comme ils auraient dû, ils ont utilisé cette musique et ces instruments comme porteurs de nouveauté, ce qui a fait dévier l’évolution naturelle de cette tradition. J’espère que mes forces me permettront encore de publier un CD avec des vieux rembetiko, comme je pense qu’ils doivent être interprétés.

Cette époque, marquée par des tensions sociales et économiques fortes, a été « couronnée » par une dictature (1967-1974).

Lors de l’arrivée de la dictature, je travaillais à la Radio d’État. Un matin, alors que je me préparais à aller au travail, j’ai entendu une annonce à la radio : « La Grèce étant prête à tomber dans une crise morale et dans l’anarchie, l’armée prend désormais la direction du pays ». Puis, toute la journée, des marches ont passé sur les ondes. Le lendemain, lorsque je suis allée travailler à la radio, j’ai eu peur : il y avait des militaires partout !

Certains disent que, puisque la radio et la télévision diffusaient en permanence des musiques traditionnelles pendant la dictature, cela a produit une réaction de rejet de ces musiques.

J’ai moi-même failli détester la musique traditionnelle à cette période. Les militaires qui gouvernaient étaient des provinciaux, ils aimaient les divers styles traditionnels, ils considéraient par contre que d’autres musiques à la mode à l’époque, comme le rock, étaient dangereuses. D’une certaine manière, j’ai moi aussi contribué à cette diffusion massive des musiques traditionnelles à la radio parce qu’ils ont utilisé les archives que j’y avais créées. Il y a eu beaucoup de pressions pendant la dictature : jusqu’au matériel de ma propre émission qui devait être contrôlé avant d’être diffusé. Il y avait une ambiance maladive et, même si je n’avais pas d’autres moyens de revenus, je voulais démissionner.

C’est à ce moment que Dionyssis Savvopoulos vous a proposé de collaborer avec lui.

C’était en 1971, et Savvopoulos chantait dans la boîte bar-restaurant Rodeo. J’avais 43 ans, et je n’avais jamais pensé devenir chanteuse professionnelle ; je n’avais jamais chanté sur scène. Je me suis demandée si accepter serait trahir le parcours que j’avais suivi jusqu’alors ; mais surtout, j’avais très honte. Qu’allait dire mon maître ? Et puis le public de Savvopoulos était très jeune, souvent des étudiants ; comment allais-je oser chanter devant un public de… rockers ? Heureusement Karras m’a encouragée. Je suis allée à Rodeo avec mes propres musiciens, j’ai chanté 20 à 30 minutes, et le public a été enthousiaste, chacun me demandait une chanson de son lieu d’origine… Et moi qui avait eu honte ! Le succès a continué l’année suivante dans une autre boîte appelée Kyttaro.

C’est ainsi que vous avez démissionné de la Radio.

Oui, grâce à Savvopoulos, puis aux nombreuses associations culturelles des différentes régions de Grèce apparues à Athènes et en province. Ces associations, souvent étudiantes, étaient créées en résistance à la dictature : l’idée était d’y faire face en éduquant et en cultivant les gens. J’étais invitée à chanter dans leurs concerts, ce qui me permettait d’avoir quelques revenus. J’ai alors pu quitter la Radio, qui était dans une situation déplorable, et je n’y ai repris mon émission qu’après la chute de la dictature en 1974.

Après la dictature vous avez aussi commencé à travailler pour la télévision.

C’était en 1976 ; j’avais constaté que les musiques traditionnelles étaient dans une phase de régression rapide ; j’ai alors décidé de préparer une série d’émissions sur différentes régions de Grèce, tentant de faire le lien entre les musiques traditionnelles et les activités professionnelles, sociales ou individuelles qui leur correspondaient. Je cherchais à présenter ces musiques dans leurs lieux et temps naturels. Pour chaque émission, nous partions deux semaines dans un endroit particulier. Je pensais que si toute une équipe de tournage, composée notamment de jeunes hommes, entrait dans un petit village, les habitants allaient soit prendre peur, soit changer leurs habitudes de vie. Pour éviter cela, l’équipe s’arrêtait avant les tournages dans une ville proche du lieu qui nous intéressait, et je partais seule pour le village. J’allais dans les cafés me renseigner sur les musiciens, les chanteurs du village, j’allais à l’église demander conseil au prêtre, dans les maisons… Une femme seule ne faisait pas peur, et puis certains me connaissaient par mes émissions radiophoniques. Le lendemain, l’équipe arrivait au village, et nous commencions le tournage.

Domna Samiou (à gauche) lors du tournage de son émission « Echos grecs ». Thrace, 1976.

Fig. 3 : Domna Samiou (à gauche) lors du tournage de son émission « Echos grecs ». Thrace, 1976.

1981, année de grand tournant, les socialistes arrivent au pouvoir en Grèce… Espérances de changements sociaux.

C’est à ce moment-là que vous décidez de créer votre association culturelle.

J’avais commencé à participer à des enregistrements lorsque je chantais dans le chœur de Karras, c’est à dire depuis les années 1960. Ensuite, peu après ma collaboration avec Savvopoulos, j’ai enregistré des disques que j’ai conçus et organisés moi-même. Mais je parle de « mes » disques à partir de 1981, puisque ce sont des disques dont j’ai géré le concept entier. J’en avais assez du manque d’intérêt des compagnies de disques envers les musiques traditionnelles. J’ai donc créé l’« Association culturelle de Domna Samiou pour la musique traditionnelle ». Cette association a deux buts principaux : d’abord, gérer le matériel conséquent que j’ai petit à petit rassemblé et le publier de manière soignée et respectueuse de ces musiques ; et puis créer un réseau d’échanges musicaux, inviter des musiciens traditionnels d’autres pays, et aller donner des concerts dans ces pays en échange.

… un réseau réussi. Vous avez donné l’occasion au public grec de voir et d’écouter de nombreux musiciens venus d’ailleurs et vous avez donné des concerts dans le monde entier.

Nous avons par contre échoué en ce qui concerne la discographie. De 1981 à aujourd’hui, nous n’avons édité que sept disques, plus un huitième avec le chœur byzantin de G. Remoundos.

J’imagine que l’État grec n’a guère soutenu vos efforts.

C’est scandaleux de voir l’État toujours prêt à mettre la main à la poche lorsqu’il s’agit d’équipes de football, ou d’autres affaires sportives qui dépendent du ministère de la culture, alors qu’il ignore la musique traditionnelle. Tu sais bien que l’argent ne m’intéresse pas – j’aurais pu gagner beaucoup d’argent si j’avais voulu. Ma seule motivation est l’amour de la musique. Les productions de notre association sont chères : ce sont des CD doubles, réalisés par de très bons musiciens, avec un travail minutieux en studio, comportant un livret épais très documenté, traduit en anglais et parfois aussi en français… Jusqu’à présent, l’Etat promet mais ne donne pas. Quelques fois des entreprises privées nous ont aidés. L’État m’a donné l’impression d’être une quémandeuse.

Pourtant le président de la République K. Stefanopoulos vous a remis une médaille d’honneur en 2001.

J’ai effectivement considéré cela comme un grand honneur ; mais le cœur du problème reste inchangé : l’État nous ignore.

Ces dernières années, il semble que les musiques traditionnelles intéressent plus. On a aussi vu l’apparition de la scène « ethnic ».

Voilà une autre grande plaie, l’« ethnic » ! Il n’y a aucun respect pour des musiques qui ont évolué au fil de centaines, voire de milliers d’années. C’est comme si on allait aujourd’hui recouvrir les colonnes du Parthénon de ciment, puisqu’on connaît la technique du ciment. Les produits de la scène « ethnic » sont dans leur grande majorité bâclés, et souvent dans une logique de gain rapide, sans beaucoup de travail. Mais je dois avouer que, à travers leur intérêt pour la scène « ethnic », certains jeunes ont commencé à développer des critères musicaux.

Que pensez-vous de la nouvelle génération de musiciens traditionnels en Grèce ? Vous avez d’ailleurs vous-même enseigné le chant dans les années 90 au musée des instruments populaires d’Athènes…

J’aime beaucoup les jeunes musiciens, je travaille très souvent avec eux ; mais en même temps je ne sais pas si j’ai le droit d’avoir beaucoup d’espoir en l’avenir. Il y a eu une coupure dans la tradition qui est dure à effacer. Un des problèmes est que tous les grands maîtres ont disparu. Les jeunes musiciens ne savent donc pas par où ils peuvent apprendre la tradition juste. Je vois par exemple des jeunes joueurs de qanun qui ont leurs doigts repliés, noués, et je me souviens du jeu du grand Stefanidis, qui a été mon professeur de qanun. Il jouait avec les doigts étirés et déliés sur l’instrument, ce qui lui donnait une très grande agilité et une qualité de son incomparable. Certains jeunes musiciens vont en Turquie où on dit qu’il reste encore quelques vieux maîtres. J’espère qu’il en est ainsi. Mais moi, qui ai l’expérience des anciens joueurs, quand je vois ces jeunes jouer, je ne suis pas entièrement convaincue. Puis, il y a la question économique : comment survivre en jouant cette musique ? Si les jeunes n’arrivent pas à en vivre, ils seront obligés de brader leur musique ou de se tourner vers d’autres répertoires.

Il est dit que vous êtes assez stricte avec vos jeunes collaborateurs, et que vous ne leur laissez pas beaucoup de marge pour qu’ils puissent insérer des éléments personnels.

Avant de pouvoir oser proposer soi-même, il faut avoir acquis une connaissance sérieuse. Il ne faut pas bâcler un morceau, il faut avoir de la patience. Sinon mieux vaut garder une grande fidélité par rapport aux sources. Et tout comme il n’y a plus d’instrumentistes égaux aux anciens, il n’y a plus les voix du passé : il ne reste que trois ou quatre types de voix imposées par la discographie. Moi, lorsque que j’ajoute des mélismes ou des détails, je travaille beaucoup pour ne pas trahir l’éthos spécifique à chaque région. Il faut faire de même pour les taqsim. Ces dernières années, il existe une nouvelle tendance de jeunes joueurs de violon, ou d’autres instruments, qui jouent « à la manière tsigane ». J’admire les traditions musicales tsiganes, mais il ne faut pas tout mélanger sous prétexte que c’est à la mode. Tout est mélangé aujourd’hui, ils sont capables de mettre sur la même scène un qanun et une basse électrique – association que je trouve de toute façon dangereuse – et de les faire jouer ensemble, sans chercher à trouver un langage commun, s’il existe. Je pense que toute expression musicale populaire a été anéantie et je suis très inquiète pour l’avenir.

Il reste encore les panégyres, ainsi que la musique byzantine de l’église.

(les panégyres sont des réjouissances organisées en général lors de fêtes religieuses)

Je crains que les vrais panégyres disparaissent eux aussi. On voit aujourd’hui les panégyres locaux reproduire de plus en plus les modèles musicaux dégradés d’Athènes. Autrefois le panégyre était un grand événement, les gens repeignaient leurs façades pour l’occasion, ils se préparaient selon un calendrier spécifique dont la tension augmentait graduellement. Les conditions de vie ont tellement changé, tout cela a tendance à disparaître. Quant à la musique byzantine d’église, il est vrai que beaucoup de jeunes y travaillent de manière remarquable. Ils apprennent les echoi  (système modal équivalent aux maqam).

Je voudrais d’ailleurs ajouter que, dans de nombreux pays, les chercheurs identifient souvent ce genre de musiques à des traditions musulmanes. Il est trop peu connu qu’à la racine de ces traditions se trouvent entre autres de très vieilles traditions musicales grécophones qui sont toujours vivantes. Par chance, je ne suis pas allée dans des conservatoires ou dans des universités de musicologie, j’ai appris la musique par Karras et par mon contact personnel et direct avec la tradition. Et c’est aussi pour cela que mon avis diffère parfois de celui des chercheurs universitaires. Mais pour revenir à ta question, le fait qu’il y ait des jeunes qui s’intéressent à la musique byzantine ne suffit pas à être optimiste.

Pensez-vous donc que les musiques traditionnelles vont petit à petit devenir des genres musicaux pour les musées et les archives, et dont l’évolution sera stoppée ?

Je le crains puisque les conditions qui ont donné naissance à ces musiques n’existent plus. Les gens chantaient leur vie dans leur village, ils avaient des rythmes de vie différents… Qu’est-ce qu’on peut chanter aujourd’hui : l’embouteillage ? Le métro ? Quelle mère a envie aujourd’hui de bercer son enfant ?  Et avec quelles chansons ? Le premier ministre Kostas Karamanlis m’a récemment invitée pour discuter ;  j’ai donc eu l’occasion de lui dire qu’il était très important et urgent d’enseigner des répertoires traditionnels à tous les niveaux de l’enseignement primaire et secondaire. Il m’a par ailleurs promis un petit soutien financier pour l’association … que nous attendons toujours. Cette aide ne couvrirait de toute façon qu’une petite partie de la production d’un CD.

Pourquoi souhaitez-vous l’enseignement de ces répertoires, si vous dites qu’ils ne correspondent plus à notre époque ?

Il s’agit de répertoires d’un raffinement et d’une qualité superbes, qui pourraient donner accès, par la musique et les paroles, à des mondes auxquels les enfants des villes d’aujourd’hui n’ont pas idée. Les histoires racontées sont fortes, l’ordre et le choix des mots a été pensé au fil des siècles. Et puis ces chansons sont des monuments historiques et anthropologiques d’une valeur incroyable. Elles peuvent être une terre fertile dans l’avenir.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

J’ai peur pour ma voix. Je travaille beaucoup pour préparer, aussi vite que possible, une série de CDs. Je viens d’enregistrer quatre doubles CDs que je ne peux évidemment pas diffuser, faute de moyens, mais qui sont prêts pour un moment plus opportun. Ces doubles CDs contiennent des chansons akritiques, historiques, héroïques… Il y a aussi un nouveau double CD avec des répertoires d’Asie Mineure. Je voudrais ensuite préparer un double CD avec pour titre « Pain, vin et huile », ainsi qu’un autre de chants d’enfants et pour enfants.

Puis il y a un projet de concert important pour l’automne 2005…

Pour fêter mes 78 ans, le 11 octobre 2005, l’amphithéâtre antique Hérodeion, sous l’Acropole, m’a été cédé pour un grand concert. De quoi rendre une vieille soldate de la musique traditionnelle encore plus occupée !

Discographie de Domna Samiou

  • 1960, Traghoudia tis sterias kai tis thalassas (Chants de terre et de mer). Philips.
  • 1968, Tis Roumelis kai tou Moria (Chants de Roumélie et de Morias). Fidelity.
  • 1969, Traghoudia kai skopoi ap’oli tin Ellada (Chants et airs de toute la Grèce). Fidelity.
  • 1970, Ethnologie vivante. Grèce. Chant du monde.
  • 1972, Ena taxidi stin Ellada me ti Domna Samiou (Un voyage en Grèce avec Domna Samiou). Lyra.
  • 1974, Ekhe gheia Panaghia (Adieu sainte Vierge). EMI-Columbia / Arion France.
  • 1974, Souravli (Mirliton, instrumental). EMI-Columbia / Disques Arion-France.
  • 1974, Kalanta (Chants de Noël, du nouvel an. etc., traditionnellement chantés par les enfants). EMI-Columbia.
  • 1976, Stis pikrodaphnis ton antho (Sous la fleur du laurier rose). Columbia.
  • 1980, Perperouna (Chants pour enfants). Zodiac.
  • 1980, Xenitemeno mou pouli (Chants d’absence et d’exil). Caprice-Suède.
  • 1982, Sons des akrites. OCORA.
  • 1984, Mikrasiatika vol. 1 (Chants d’Asie Mineure). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1984, Sons polyphoniques et musiques d’Epire. OCORA.
  • 1986, Seryani me ti Domna Samiou (Chants traditionnels variés). Seirios.
  • 1989, Traghoudia tis xenitias (Chants d’absence et d’exil). Nations Unies ; réédité par l’Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou en 1992.
  • 1991, Mikrasiatika vol. 2 (Chants d’Asie Mineure). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1994, Apokriatika (Chants des jours gras et du carnaval). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1994, Kaneloriza (Chansons traditionnelles de régions diverses). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1998, Paskhaliatika (Chants de Pâques). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1998, Vyzantinoi Ymnoi (Hymnes Byzantins) ; Chœur de G. Remoundos. Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 1999, I Domna Samiou sto Megharo Mousikis Athinon (Domna Samiou au « Megharo Mousikis » d’Athènes). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.
  • 2002, Tis kyra-thalassas (Chants de la mer). Association culturelle pour la musique traditionnelle de Domna Samiou.

Source : Yiannis Kanakis et Domna Samiou, « La tradition chante encore »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012,

EcoutezDomna Samiou

Δόμνα Σαμίου – Τζιβαέρι

Τηλλυρκώτισσα

 

https://www.domnasamiou.gr/

Association culturelle de Domna Samiou

pour la musique traditionnelle