Depuis la mort de Dionysios Solomos, il y a près d’un siècle et demi, le petit livre dont on va lire ici les quatre premiers chapitres, et qui doit très prochainement paraître aux éditions Le Bruit du temps, n’aura cessé de ressembler à une énigme insoluble. Par sa forme, d’abord : faut-il voir là un poème narratif, une satire, un récit prophétique, une prose aux allures de versets bibliques ? Ce texte désormais connu sous un titre que son auteur ne lui a jamais donné peut incarner, au choix, l’un ou l’autre de ces genres, ou s’apparenter à une tentative – très avant-gardiste pour l’époque – d’inventer une catégorie qui les contiendrait tous. Par la place qu’il occupe dans l’œuvre, ensuite : cette incursion en prose de la part d’un auteur qui aura d’abord été, et surtout, un poète, a beau rejoindre par moments, et par des itinéraires détournés, un idéal revendiqué de poésie pure, elle n’en recouvre pas moins un récit avec ouverture, milieu et conclusion. Par son histoire propre, enfin : on sait que la rédaction en a débuté « après avril 1826 », lors du siège et de la chute de Missolonghi, et qu’elle s’est inspirée pour partie de scènes réelles, auxquelles Solomos avait pu assister sur son île natale. Mais, paradoxalement, plus l’auteur aura voulu élargir et préciser par la suite, en l’étoffant, la version initiale, plus celle-ci devenait opaque et difficilement lisible. Si bien que le seul état un tant soit peu abouti, et le plus cohérent du point de vue narratif, de ce texte inachevé, posthume et définitivement indébrouillable est le tout premier, chronologiquement – celui que nous avons retenu ici.
La trame en est apparemment simple puisqu’il s’agit du récit, à la première personne, d’un moine portant le même prénom que l’auteur, dressant le portrait d’une compatriote « à l’âme tordue et mauvaise » qui n’hésite pas à afficher ses sympathies pour l’ennemi alors même que les canons résonnent devant la ville assiégée. La bibliographie déjà très copieuse, et appelée à proliférer encore, engendrée en Grèce par ce portrait de femme en qui on a vu une allégorie de la Grande-Bretagne (qui administrait alors les îles ioniennes : Solomos est demeuré, jusqu’à sa mort, sujet d’un protectorat britannique), ou de la discorde divisant les Grecs, ou encore une proche parente du poète (c’est l’hypothèse la plus probable), n’aura finalement contribué qu’à épaissir un peu plus le mystère. Reste le texte lui-même, d’une violence rare et d’une tension perceptible sous ses intonations bibliques, ce puzzle philologique dont on ignore donc avec précision le modèle – et ce qui pourrait s’apparenter, contre les puristes du temps, à une déclaration de foi dans la langue populaire (ou démotique), rédigée dans un idiome délibérément âpre et anguleux. Car c’est là, bien sûr, l’un des traits saillants de ce récit : la crudité des descriptions, d’autant plus saisissante que celles-ci sont le fait d’un religieux revenu de tout sauf de Dieu et de certains ciels étoilés, qui porte sur l’humanité un regard pour le moins las et désabusé et, dans le même temps, d’une étrange sérénité.
À l’exception d’un court fragment publié, après la mort de l’auteur, par son exécuteur testamentaire et disciple, qui dissimula l’existence même de la source, il fallut attendre 1927 pour disposer d’une première version, très tronquée, de la Femme de Zante ; puis l’année1944 pour pouvoir la lire dans une édition épargnant au lecteur toute solution de continuité trop visible. Les publications « définitives » du palimpseste de Solomos se sont, toutefois, multipliées depuis, autant que les interprétations, et on peut estimer qu’il circule autant de versions de La Femme de Zante qu’il en existe d’éditions.
Lorsqu’il entreprend la première rédaction, Dionysios Solomos, fils du compte Nikolaos Solomos et d’Angeliki Kikli, sa servante et de près d’un demi-siècle sa cadette, est âgé de vingt-huit ans. De langue grecque par sa mère mais « italien » par son père, il a fait toutes ses études de l’autre côté de l’Adriatique, à Crémone puis à l’université de Pavie, avant de revenir sur son île en 1818 où, muni de son double bagage linguistique, il décide de se consacrer à la poésie. Il passera à Zante les dix années suivantes – le temps de composer, entre autres, les 158 strophes de son « Hymne à la liberté » (intégralement publié dans le n° 49 de Po&sie, en 1989) avant d’aller s’installer à Corfou en 1828, qu’il ne quittera plus guère jusqu’à sa mort, en 1857. Une vie « sans événements notables » donc, ainsi qu’on peut le lire dans les biographies officielles, et sans épouse ni enfants. Mais très largement vouée à l’étude, à la lecture, à un chantier poétique sans fin. Et intérieurement minée – avant de l’être, sur le tard, par l’alcool et un psychisme fragile – par un souci de la perfection qui l’aura finalement dissuadé de publier, de son vivant, aucun des grands poèmes auxquels il avait travaillé des décennies durant (même si – longtemps avant Cavafy – ceux-ci circulaient parfois, recopiés sur feuilles volantes, parmi ses concitoyens). Si l’on excepte un mince volume, Rime improvissate, paru à Corfou en 1822 et se rattachant à la première période, la plus anodine, de sa production poétique, l’Hymne (il est vrai presque aussitôt traduit et connu en France et à l’étranger) et quelques poèmes isolés, son œuvre, considérable – dont un long poème lyrique, Libres assiégés, inspiré par la tragédie de Missolonghi à quoi il aura consacré dix-huit années de sa vie – ne sera en effet publiée qu’à titre posthume, en 1859. Et décevra dans un premier temps, par son inachèvement, tous ceux qui avaient accoutumé de voir en l’homme de Zante un digne contemporain de Byron, de Heine et de Leopardi. Est-il possible d’être, à la fois, hissé dans la niche du « poète national » et poète maudit ? Dans le cas de Solomos, il semble bien que la momification, de son vivant, en « héraut de la patrie » ait fait partie de la malédiction.
Chapitre I
Moi, Dionysios, pope retiré dans la chapelle de Saint-Lypios, désireux de décrire ce que j’ai vu, je déclare :
- Que je revenais du monastère de Saint-Dionysios, où je m’étais rendu pour m’entretenir avec un moine de certaines affaires spirituelles,
- et c’était l’été, à l’heure où les eaux s’assombrissent, et j’étais arrivé aux Trois-Puits, et la terre alentour était toute gorgée d’eau car c’est là que les femmes vont puiser.
- J’ai fait halte devant l’un des trois puits et, posant mes mains sur la margelle, je me suis penché pour voir s’il y avait beaucoup d’eau ;
- et j’ai vu que le puits était plein jusqu’à moitié et j’ai dit : « Dieu soit loué » ;
- « douce est la rosée qu’il envoie en été pour désaltérer les entrailles de l’homme, grandes sont Ses Œuvres, et grande l’ingratitude humaine ».
- « Et les justes, selon la Sainte Écriture, combien sont-ils ? » Et j’en étais là de mes réflexions lorsque mon regard s’est attardé sur mes mains posées sur la margelle.
- Et voulant compter les justes sur mes doigts, j’ai retiré ma main gauche de la margelle et, contemplant les doigts de ma main droite, j’ai dit : « N’y en a-t-il pas de trop ? »
- Et j’ai entrepris de comparer le nombre des justes que je connaissais avec ces cinq doigts, et considérant que ceux-là étaient en surnombre, j’ai escamoté le petit doigt en le dissimulant entre la margelle et ma paume.
- Et je suis resté longtemps à contempler les quatre autres doigts, et mon trouble était grand car je me suis vu contraint d’en rabattre encore et, à côté du petit doigt, j’ai donc aussi replié l’annulaire.
- Si bien que je n’avais plus sous les yeux que trois doigts, avec lesquels j’ai martelé la margelle, anxieux d’aider mon esprit à trouver au moins trois justes.
- Or m’étant mis à trembler, en mon for intérieur, comme la mer qui ne se tient jamais en repos,
- j’ai relevé ces trois doigts qui n’en pouvaient mais et j’ai fait le signe de croix.
- Puis, voulant compter les injustes, j’ai fourré une main dans la poche de ma soutane et l’autre sous ma ceinture, car j’ai compris, hélas, que les doigts ne me seraient d’aucune utilité.
- Et mon esprit a été pris de vertige devant leur grand nombre, même si je me consolais à l’idée que chacun avait quelque chose de bon en lui.
- Et c’est alors que m’est venue à l’esprit, les devançant tous, la femme de Zante, qui s’évertue à nuire à autrui en paroles et en actes.
- Et, cherchant à voir si, dans cette âme où bouillonnait toute la mauvaiseté de Satan, le désir d’un bien, aussi minime fût-il, s’était jamais manifesté,
- J’ai, après avoir longuement réfléchi, levé la tête et les mains vers le ciel et je me suis écrié : « Mon Dieu, mais cela revient à chercher une fleur de sel dans de l’eau bouillante ».
- Et j’ai vu au-dessus de moi briller toutes les étoiles, et j’ai reconnu la constellation d’Orion en soc de charrue, ce qui m’a mis en liesse.
- Et je me suis empressé de reprendre la route vers la chapelle de Saint-Lypios, car je me suis rendu compte que je m’étais attardé, et j’avais hâte d’être sur place pour décrire la femme de Zante.
- Et voici qu’une douzaine de chiens galeux ont voulu me barrer le passage.
- Et comme je ne voulais pas les écarter à coups de pied pour n’avoir pas à toucher leurs plaies galeuses et sanguinolentes, ils ont cru que j’avais peur d’eux.
- Et ils ont commencé à faire cercle autour de moi en aboyant ; mais j’ai fait mine de me baisser pour ramasser une pierre,
- et les pauvres bêtes se sont toutes dispersées en se mordant l’une l’autre pour se passer leur rage.
- Mais voici que le maître de quelques-uns de ces chiens galeux s’est, à son tour, emparé d’une pierre,
- Et me visant à la tête, moi, Dionysios le moine, l’impie a manqué sa cible ; car, dans sa précipitation à lancer sa pierre, il a fait un faux-pas et il est tombé.
- C’est ainsi que j’ai regagné ma cellule de Saint-Lypios, escorté par les parfums de la campagne, par l’écoulis des eaux et par la vision du ciel étoilé au-dessus de ma tête, une résurrection.
Chapitre II
Et donc le corps de la Femme était tout menu et souffreteux.
- Et sa poitrine était presque toujours mâchurée par les sangsues qu’elle y posait pour sucer sa phtisie, et ses seins pendaient par là-dessous comme deux blagues à tabac.
- Et ce corps menu trottinait avec une agilité telle que les jointures en paraissaient désarticulées.
- Son museau avait la forme d’un embauchoir et, en l’observant, on voyait combien l’extrémité de son menton se trouvait éloignée du sommet de son crâne,
- où une natte enroulée en chignon était surmontée d’un peigne gigantesque.
- Et quiconque eût approché sa paume pour mesurer la femme aurait constaté que la tête, à elle seule, représentait le quart de son corps.
- Et du pus suintait de sa joue, tantôt liquide, tantôt croûteux et desséché.
- Et elle n’avait de cesse d’ouvrir grand la bouche pour brocarder les uns et les autres, en laissant voir ses dents du bas, petites et gâtées, qui venaient heurter celles du haut, très blanches et longues.
- Et bien qu’elle fût encore jeune, ses tempes et son front et ses sourcils et la courbure de son nez étaient ceux d’une vieille femme,
- d’une vieille femme en toutes circonstances, mais plus encore lorsqu’elle appuyait sa tête contre son poing gauche en méditant quelque ruse.
- Et dans cette mine fripée luisaient deux yeux vifs et tout noirs dont l’un était un rien bigleux,
- et qui furetaient çà et là, en quête du mal, et finissaient par le trouver même là où il n’était pas.
- Et dans ses yeux brillait un je-ne-sais-quoi laissant penser qu’un accès de démence venait de la quitter ou allait s’abattre en trombe sur elle.
- Et voilà dans quoi logeait son âme rouée et pécheresse.
- Et la ruse se manifestait dans ses paroles comme dans ses silences.
- Et lorsqu’elle parlait tout bas pour salir le nom de quelqu’un, sa voix rappelait le frottement des pieds d’un voleur sur un paillasson.
- Et lorsqu’elle parlait à voix haute, sa voix avait les intonations de ceux qui veulent tourner les autres en dérision.
- Et malgré tout, lorsqu’elle était seule, elle se postait devant son miroir et, se regardant, elle riait et pleurait.
- Et elle se croyait la plus belle de toutes les femmes de l’Heptanèse,
- et aussi experte que Charon pour séparer les couples et les frères.
- Et lorsqu’elle voyait en songe le corps ravissant de sa sœur, l’effroi la réveillait en sursaut.
- L’envie, la haine, la défiance, le mensonge ne cessaient de lui tirailler les entrailles,
- tout comme ces bandes de chenapans haillonneux et crasseux qu’on voit sonner les cloches pendant la kermesse et qui exaspèrent tout le monde ;
- or, à force de dire du mal des autres femmes, elle avait fini par se monter la tête,
- et elle éprouvait un certain réconfort à y repenser toute seule.
- Malgré tout, elle se retenait de mal faire.
- Mais comme elle se voyait stigmatisée pour sa laideur, son amour-propre avait été blessé et elle avait péché.
- Si bien qu’à la fin, elle n’avait pu se retenir. Etcetera.
Chapitre III
Et cela se passait au temps où les Turcs assiégeaient Missolonghi, et il n’était pas rare que Zante tremblât sous les coups de canon toute la journée durant, et parfois aussi toute la nuit.
- Et, en ce temps-là, certaines des femmes de Missolonghi allaient par les rues en quémandant pour leurs maris, leurs enfants, leurs frères qui étaient au combat.
- Au début, elles avaient honte de sortir et attendaient que l’obscurité fût tombée pour tendre la main, car elles n’y étaient pas accoutumées ;
- c’est qu’elles avaient eu des serviteurs et possédé, dans quantité de plaines, des troupeaux entiers de chèvres et de moutons et de bovins.
- Elles avaient donc hâte de guetter, par la fenêtre, le coucher du soleil afin de pouvoir sortir.
- Mais lorsque la nécessité se fit par trop sentir, elles se mirent à battre le pavé du matin au soir.
- Et lorsque la fatigue les gagnait, elles s’asseyaient sur le rivage et tendaient l’oreille, car elles redoutaient de voir tomber Missolonghi.
- Et chacun pouvait les voir courir les venelles, les carrefours, les maisons, de la cave au grenier, les églises et les chapelles, pour mendier.
- Et elles recevaient de l’argent, du linge pour les blessés.
- Et personne n’osait leur refuser, car leurs requêtes étaient le plus souvent accompagnées des canonnades de Missolonghi, et le sol tremblait sous nos pieds.
- Et les plus pauvres des pauvres sortaient leur petite obole, et ils l’offraient et se signaient en regardant du côté de Missolonghi, et ils pleuraient.
Chapitre IV
- Cependant la femme de Zante tenait sa fille sur ses genoux, et elle s’efforçait de l’amadouer, car la petite lorgnait du côté du lit et la femme ne voulait rien entendre.
- La folle a donc ramené ses cheveux derrière les oreilles, car son agitation l’avait tout échevelée, et elle disait en baisant les yeux de sa fille :
- « Mon cœur, mon trésor, sois belle, marie-toi et nous irons voir le monde, et nous nous assiérons toutes les deux près de la fenêtre et nous lirons la Sainte Écriture et les Mille et Une nuits. »
- Et après l’avoir câlinée et lui avoir baisé les yeux et les lèvres, elle l’a laissée sur sa chaise en lui disant : « Voici un petit miroir, vois comme tu es belle et combien tu me ressembles. »
- Et la fille, qui n’était pas habituée à tant de prévenance, se tint tranquille et versa même des larmes de joie.
- Mais voici que des piétinements se sont fait entendre, qui allaient croissant.
- Elle s’est alors interrompue en jetant un regard vers la porte et en dilatant ses narines.
- Et voici que les femmes de Missolonghi ont fait leur apparition devant elle ; elles ont posé la main droite sur leur poitrine et se sont inclinées, puis se sont immobilisées en gardant le silence.
- « Et alors quoi ? Que venez-vous faire ici ? C’est une plaisanterie ? Que me voulez-vous, bonnes femmes ? Vous avez fait un tel raffut en traînant vos savates dans les escaliers que vous êtes venues, je suppose, me donner des ordres ».
- Et toutes demeuraient immobiles, en gardant le silence ; puis l’une a pris la parole : « Oui, tu as raison. Tu es dans ton pays, tu es chez toi, et nous ne sommes que des étrangères, perpétuellement dans le besoin ».
- Et la femme de Zante, alors, lui a coupé la parole : « Madame la donneuse-de-leçons, vous avez tout perdu, mais votre langue, à ce que j’entends, vous l’avez gardée.
- Je suis dans mon pays et je suis chez moi ; mais Madame n’était-elle pas aussi dans son pays, n’était-elle pas chez elle ?
- Et que vous a-t-il manqué ? Et en quoi le Turc vous a-t-il fait du mal ? Est-ce qu’il ne vous avait pas laissé de quoi manger, et vos domestiques, et vos jardins ? Grâce à Dieu, vous possédiez bien plus que je ne possède, moi.
- Est-ce que je vous ai dit de vous en prendre au Turc, que vous veniez maintenant faire l’aumône chez moi et m’insulter ?
- Oui, oui ! Vous faisiez les bravaches dans les rues. À guerroyer ! Ah, vous deviez être belles à voir, un fusil à la main et en jupon ! Ou bien est-ce que vous portiez aussi la culotte ? Et vous avez marqué des points, au début, car vous les avez pris par surprise, ces pauvres et braves gars de Turquie.
- Et comment auraient-ils pu soupçonner une telle traîtrise ? Était-ce la volonté de Dieu ? Est-ce que vous ne passiez pas vos journées et vos nuits à frayer avec eux ?
- Moi aussi, un matin à l’aube, j’aurais pu enfoncer le couteau dans la gorge de mon mari (que le diable l’emporte).
- Et maintenant que vous voyez le vent tourner, vous voulez que le poids en retombe sur moi.
- Vous êtes bonnes, en vérité ! Demain, après la chute de Missolonghi, les rois remettront bon ordre dans cette folle de Grèce, et c’est en eux que je place tous mes espoirs.
- Et tous ceux qui survivront à l’anéantissement viendront chercher pitance à Zante et, une fois le ventre plein, ils nous insulteront. »
- Sur ces mots, elle s’est tue un instant, en regardant les femmes de Missolonghi droit dans les yeux.
- « Vous voyez que, moi aussi, je peux avoir la langue bien pendue ! Oui ou non ? Et maintenant qu’attendez-vous ? Mon discours ne vous a peut-être pas déplu ?
- Vous, vous n’avez rien d’autre à faire que mendier votre pain ; et, pour dire la vérité, je pense que celui qui n’en a pas honte doit en tirer satisfaction.
- Mais moi j’ai à faire. Vous m’entendez ? J’ai à faire ». Et, tandis qu’elle s’égosillait ainsi, elle avait cessé de ressembler à un petit tas de hardes pour recouvrer l’apparence d’un être normal.
- Car la colère l’avait fait se dresser sur la pointe des points, et elle touchait à peine le sol ; et elle fit les yeux ronds, et celui qui ne louchait pas parut loucher, tandis que celui qui louchait parut normal. Et elle devint comme ces masques de plâtre que les hommes de l’art appliquent sur le visage des morts.
- Et en la voyant retrouver sa forme première, on se disait : « Peut-être est-elle tombée entre les mains du diable, mais il s’est repenti et l’a laissée aller, à cause de sa haine pour ses semblables. »
- Et sa fille, la regardant, s’est mise à pousser des cris ; et les domestiques ont oublié leur faim, et les femmes de Missolonghi sont descendues sans faire de bruit.
- Alors la femme de Zante a posé la main sur son cœur et a soupiré, en lançant d’une voix forte :
- « Comme il bat, mon Dieu, ce cœur si bon que tu m’as donné ! »
- Ce sont ces putains qui m’ont contrariée ! Toutes les femmes au monde sont des putains !
- Mais toi, ma fille, tu ne seras pas une putain comme ma sœur et les autres femmes d’ici.
- Plutôt la mort. Et toi, mon trésor, te voilà tout effrayée. Allons, tiens-toi tranquille, car si tu bouges encore de cette chaise, je fais aussitôt revenir ces harpies pour qu’elles viennent te manger ».
- Et les domestiques s’étaient rendus dans la cuisine sans attendre l’injonction de la femme, et là, ils se mirent à parler de leur faim.
- Et la femme est alors rentrée dans sa chambre.
- Il s’est fait un grand silence, après quoi j’ai entendu le lit grincer ; d’abord un peu, puis de plus en plus fort ; et des halètements et des gémissements s’échappaient entre les grincements ;
- ainsi que font les portefaix lorsque ces malheureux transportent sur leur dos une charge trop lourde pour eux.
- Et je me suis éloigné de la pierre du scandale, moi, Dionysios le moine. Et au moment même où je franchissais la porte de la maison, j’ai croisé le mari de la femme de Zante, qui montait les escaliers.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2016
- https://doi.org/10.3917/poesi.128.0049
La femme de Zante – Edition bilingue français-grec – Grand Format Dionysios Solomos, Gilles Ortlieb (Traducteur), Éditeur : Bruit du temps (Le), Date de parution 09/10/2009, Editeur Bruit du temps (Le) , ISBN 978-2-35873-007-5